Le Devoir

L’attraction quantique de Sherbrooke

La reine des Cantons-de-l’Est a attiré dans son champ gravitatio­nnel des scientifiq­ues de partout dans le monde

- JEAN-LOUIS BORDELEAU INITIATIVE DE JOURNALISM­E LOCAL À SHERBROOKE

On formait les meilleurs, mais on les exportait partout sur la planète. Pourquoi ne pas le faire ici ?

CHRISTIAN SARRA-BOURNET »

On commence à avoir des processeur­s quantiques de plus en plus puissants. Ça nous prend des bons programmeu­rs parce que c’est vraiment une nouvelle façon de faire de la programmat­ion.

CHRISTIAN SARRA-BOURNET »

Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalism­e local, financée par le gouverneme­nt du Canada.

L’industrie du savoir profite à Sherbrooke. En misant depuis quelques années sur des incubateur­s d’entreprise­s, un institut quantique et des technologi­es de pointe, la reine des Cantonsde-l’Est a renversé l’exode de ses cerveaux pour devenir un aimant à scientifiq­ues. Visite de l’un des creusets technologi­ques du Québec.

Amirreza Ataei a décidé en 2021 de lancer son entreprise de technologi­es de pointe, Chemia Discovery. Parmi tous les instituts de recherche quantique du monde, il a choisi celui de l’Estrie pour s’implanter. « Si tu me demandes pourquoi j’ai choisi Sherbrooke, c’est à cause de cette machine-là », explique cet Iranien d’origine.

Le petit cylindre de métal n’a l’air de rien, mais un écriteau rappelle qu’il n’est pas aussi inoffensif que l’on pourrait croire. « Danger : champ magnétique puissant », lit-on en jaune et noir. Le curieux engin provoque la cohabitati­on d’un champ magnétique extrême (20 000 fois plus qu’un aimant de réfrigérat­eur) et d’un froid tout aussi extrême (autour de -273 °C). On teste dans ce tube des prototypes de « supracondu­cteurs » ou de « liquides de spin », des matériaux aux noms aussi futuristes que leurs propriétés.

« Dès notre départ en affaires, on voulait découvrir nos matériaux quantiques », explique le scientifiq­ue devenu entreprene­ur. « Il y a des applicatio­ns traditionn­elles de matériaux, comme l’imagerie médicale, les trains à lévitation magnétique […] Un exemple intéressan­t, c’est de trouver des matériaux qui absorbent le dioxyde de carbone (CO2) de l’atmosphère et qui, en plus de ça, possèdent les propriétés physiques de faire bouger le CO2 à l’intérieur de sa structure cristallin­e. Autrement dit, on peut développer des filtres qui ne s’épuisent jamais. »

Ces cristaux presque magiques pour le commun des mortels naissent grâce à son talent, mais aussi au soutien de l’Institut quantique (IQ) de l’Université de Sherbrooke. Une quinzaine de compagnies différente­s gravitent autour de ces équipement­s de pointe. Ces entreprise­s possèdent des racines à Vancouver, en Irlande, en France. Une entreprise coréenne et une autre espagnole devraient aussi bientôt s’installer dans les environs, a appris Le Devoir. Selon M. Ataei, environ 30 % de ses collègues proviennen­t déjà de l’extérieur du pays.

Sortir du laboratoir­e

Fabriquer des matériaux quantiques en laboratoir­e n’est pas tout. Encore faut-il les vendre. Pour y arriver, l’entreprise d’Amirreza Ataei compte sur l’Accélérate­ur de création d’entreprise­s technologi­que (ACET). L’équipe a aidé plus de 150 entreprise­s à se lancer en une décennie d’existence, souligne en entrevue Ghyslain Goulet, président-directeur général de cet incubateur. « Depuis 2010, on a vu naître beaucoup de jeunes pousses. Sherbrooke est vraiment en train de faire un virage vers une économie de valeurs ajoutées. »

La proximité de Sherbrooke avec les États-Unis permet à bien des industries d’entamer leur croissance en Nouvelle-Angleterre, là où se trouve un grand bassin de clients, souligne-t-il. De toute façon, se tourner vers l’extérieur du Québec est pratiqueme­nt incontourn­able dans l’industrie du savoir, tant pour recruter de la main-d’oeuvre que pour trouver de nouveaux clients. « Les premiers clients de technologi­e sont souvent au Québec. Mais, en quantique, c’est souvent de grands groupes qu’on n’a pas au Québec. La quantique, ça se passe beaucoup par l’internatio­nal. »

Du savoir de partout

Peu d’unanimité émerge dans le domaine quantique, mais « une chose sur laquelle tout le monde s’entend, c’est la pénurie de talents, » selon le directeur de l’IQ, Christian SarraBourn­et. Ce dernier a contribué à mettre sur pied cet institut en 2016. « On formait les meilleurs, mais on les exportait partout sur la planète. Pourquoi ne pas le faire ici ? » se rappelle-t-il. Depuis, l’exode est devenu attraction. Aujourd’hui, près de 60 % des 250 étudiants de l’Institut quantique proviennen­t de l’extérieur du Canada.

La réputation de chercheurs de renoms comme Louis Taillefer pèse aussi beaucoup dans cette capacité d’attraction. C’est du moins ce qu’affirme Amirreza Ataei : « [En Iran], je suis allé sur Google et j’ai cherché les publicatio­ns scientifiq­ues dans le domaine de la recherche de matériaux quantiques. [Louis Taillefer] fait partie des dix premiers chercheurs cités et des trois ou quatre chercheurs vivants. Ça m’a conduit à choisir [Sherbrooke]. »

L’Université de Sherbrooke ne néglige pas pour autant la place des étudiants d’ici dans la croissance de l’industrie du savoir. Un nouveau baccalauré­at a vu le jour en 2022 spécifique­ment en sciences de l’informatio­n quantique, le premier du genre au monde. « On commence à avoir des processeur­s quantiques de plus en plus puissants. Ça nous prend des bons programmeu­rs parce que c’est vraiment une nouvelle façon de faire de la programmat­ion », indique M. Sarra-Bournet.

Presque 80 % des étudiants qui décrochent un diplôme dans le domaine quantique à l’Université de Sherbrooke finissent par travailler en entreprise. Le reste demeurera dans le giron universita­ire.

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