Programme d’urgence en panne
Les délais de traitement « indécents » ne permettent pas aux travailleurs immigrants de fuir les abus, disent des organisations de tout le pays
De Vancouver à Gaspé, des personnes immigrantes attendent durant des mois la réponse à leur demande de permis ouvert pour travailleurs vulnérables afin de fuir les abus qu’elles subissent. Un programme d’urgence censé offrir cette protection rapidement est bloqué, selon cinq organisations qui accompagnent les travailleurs dans de telles démarches.
Une forme de soupape pour remédier aux risques du permis lié à un seul employeur, appelé « permis fermé », le programme a été lancé en 2019 avec la promesse de traiter les demandes en cinq jours. Ce délai est d’autant plus problématique que les responsables politiques l’utilisent pour se défendre des critiques, notamment formulées par le rapporteur spécial des Nations unies sur les formes contemporaines d’esclavage. Mais cette manière « rapide » de « régler la situation des employés vulnérables », comme l’a décrite le ministre de l’Immigration, Marc Miller, en commission parlementaire, est en panne. Sur la soixantaine de demandes que ces organisations ont soumises depuis janvier dernier, seulement cinq ont été traitées, ont-elles confirmé au Devoir.
Sur les 1349 demandes reçues pour les trois premiers mois de l’année 2024, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) n’a délivré que 201 permis jusqu’à maintenant, soit nettement sous la moyenne de l’an dernier. Une trentaine de permis seulement ont été octroyés en mars. La page Web du programme a été modifiée en catimini depuis novembre 2023.
Ces réponses qui arrivent au compte-gouttes créent une « situation intenable » et « énormément de pression » sur les immigrants, dit Noémie Beauvais, organisatrice communautaire au Centre des travailleuses et travailleurs immigrants (CTI).
« Quelqu’un m’appelle en détresse quasiment chaque jour », illustre Florian Freuchet, organisateur communautaire au CTI du Bas-Saint-Laurent.
À la rue
C’est le cas de Lilou, qui se serait « retrouvé à la rue » si un hébergement d’urgence ne lui avait pas ouvert ses portes, dit-il. Toutes les personnes qui se sont confiées au Devoir ont demandé à utiliser des prénoms d’emprunt par crainte de nuire à leur dossier d’immigration.
Recruté comme technicien en électromécanique par une entreprise dans l’est du Québec, il relève des irrégularités sur sa paie, comme des déductions injustifiées, après quelques semaines seulement. Un collègue canadien se met à lui proférer des insultes. Puis viendront certaines agressions physiques : ses collègues du même pays d’origine et lui-même se font saisir par le col et on leur lance des objets.
On leur fait en outre nettoyer des toilettes et d’autres lieux, des tâches qui n’ont rien à voir avec le poste indiqué sur leur permis de travail. Lilou refuse un jour d’effectuer une tâche très éloignée de celles inscrites à son contrat : quelques jours plus tard, on le congédie.
On ne peut pas forcer un travailleur migrant à contrevenir aux conditions de son permis de travail, est-il clairement indiqué sur la page du programme. Mais Lilou attend « ne serait-ce qu’une réponse, qu’elle soit positive ou négative », depuis plus de trois mois, étant sans le sou pour se loger.
L’exploitation financière, comme le fait d’omettre le paiement du salaire dû, est aussi un motif accepté par IRCC. Et un motif plutôt fréquent, indiquent M. Freuchet et Mme Beauvais.
De tels délais ne permettent pas de quitter un employeur abusif sans tomber dans une misère financière et psychologique, affirment-ils. Alberta, une personne qui travaille dans le domaine de la santé en région au Québec, est donc restée à l’emploi de l’agence de placement. Son employeur a eu connaissance des plaintes qu’elle a déposées contre lui, ce qui n’aide pas à faire diminuer les tensions.
Ce dernier lui doit plus de 100 heures impayées et refuse de lui remettre son contrat. Elle a dû insister à de nombreuses reprises pour que le taux horaire promis soit respecté. Le même employeur est visé par plusieurs plaintes à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).
De 5 à 52 jours
IRCC avance que les délais de traitement sont en ce moment de 52 jours et « qu’il n’existe pas de norme de service » pour ce programme donnant accès à un permis ouvert. Ces demandes sont néanmoins « à traiter en priorité, compte tenu de la vulnérabilité des demandeurs », nous indique-t-on par courriel.
Or, pendant quatre ans, de 2019 à fin 2023, ce ministère a pourtant indiqué sur son site Web que les agents devaient traiter ces demandes « en urgence (5 jours ouvrables à partir du moment de la réception) ». Cette mention a été modifiée discrètement sur la page dans les derniers mois, faisant état maintenant d’une « communication » dans les cinq jours, et non plus d’un traitement. Le ministère continue d’assurer au Devoir qu’il n’y a eu « aucun changement de directive ni de politique par rapport au traitement de ces permis ».
Le nombre de permis ouverts temporaires octroyés est passé de 580 à 2061 entre 2020 et 2023 : cette « augmentation constante », dit IRCC, peut expliquer en partie les délais plus longs.
Mais si les valves de l’immigration temporaire ont été ouvertes, cette augmentation était prévisible, affirment les organisateurs communautaires. « Si tu as un système qui crée des abus, tu devrais investir au moins dans le personnel », dit notamment Jonathon Braun, directeur juridique de l’organisme Migrant Workers à Vancouver. Des 12 dossiers qu’ils ont soumis depuis décembre, un seul a reçu une réponse.
Un « plaster »
« Au départ, si le permis n’était pas fermé, ça ne garderait pas les gens dans des situations abusives et toxiques. […] On ne devrait même pas avoir besoin d’un tel programme », affirme M. Braun.
« C’était déjà un plaster, mais qui ne vaut plus rien », constate Raphaël Laflamme, lui aussi organisateur communautaire pour le CTI à Québec.
Des juristes ont déjà utilisé l’analogie d’un « pansement [sparadrap] sur une blessure par balle » dans une étude publiée en 2022 dans une revue scientifique. Les chercheurs en venaient à la conclusion que le programme donnant accès à des permis ouverts pour les travailleurs vulnérables ne pouvait pas contrecarrer « le haut risque d’abus imposé aux travailleurs ».
« Il n’y avait qu’une voie très étroite et très restreinte pour être capable de quitter des abus, que déjà plusieurs travailleurs hésitaient à emprunter. Maintenant, elle ne fonctionne tout simplement plus. Alors, qu’est-ce qui reste ? » demande quant à lui Syed Hussan, directeur de Migrant Workers Alliance for Change. Ce réseau pancanadien a aussi 15 demandes bloquées à IRCC.
Profonde détresse
Roland s’est retrouvé accompagné par la police à l’hôpital après avoir appelé le 911. Il avait des idées suicidaires depuis plusieurs semaines et avait commencé à projeter de passer à l’acte. « Je n’étais plus moi-même », ditil en entrevue.
Dès sa deuxième semaine à l’emploi d’une chaîne québécoise de restaurants dans la région de Québec, son calvaire commence. Un collègue dans les cuisines l’insulte, lui dit qu’il a trop d’enfants, qu’il ne connaît rien. « Il ne faisait que m’empêcher de travailler. […] Il me disait : “Tu vas voir que tu vas rentrer dans ton pays, on va te montrer qu’ici tu n’es pas chez toi.” »
Quand il s’en plaint à ses supérieurs, on réduit ses heures, au point où il ne fait plus assez d’argent pour soutenir sa famille restée au pays. Il a aussi des dettes à rembourser là-bas, contractées pour payer un consultant en immigration. On tente de l’envoyer dans un autre restaurant ou de lui faire laver la vaisselle, en contravention de son permis de travail.
Bientôt, prétextant le manque de clients, on le met à la porte. C’était l’automne dernier. « Je me suis mis à paniquer. J’ai tout sacrifié en partant de mon pays », dit-il. Le père de famille occupait un emploi depuis plus de 15 ans dans une chaîne hôtelière internationale. Il comprend qu’aucun employeur ne veut faire des démarches pour changer son permis fermé. C’est là qu’il plonge au fond du baril.
Des mois plus tard, il dépose sa demande de permis ouvert pour travailleurs vulnérables, qu’il attend depuis près de deux mois. En attendant, il n’a d’autre choix que de fréquenter des banques alimentaires pour se nourrir.
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