Le Devoir

Gare au mélange des rôles et aux conflits d’intérêts dans la gouvernanc­e de la science

- François Claveau, Yves Gingras, Vincent Larivière, Camille Limoges, Florence Millerand et Pierre Noreau

Les auteurs sont respective­ment membre démissionn­aire du CA du Fonds de recherche du Québec – Société et culture ; directeur de l’Observatoi­re des sciences et des technologi­es ; titulaire de la Chaire UNESCO sur la science ouverte ; ancien président du Conseil de la science et de la technologi­e et ancien sous-ministre de l’Enseigneme­nt supérieur, de la Science et de la Technologi­e ; directrice du Centre interunive­rsitaire de recherche sur la science et la technologi­e ; chercheur au Centre de recherche en droit public (président de l’Acfas de 2008 à 2012).

Le projet de loi 44 a déjà fait l’objet de nombreuses critiques. On a surtout dénoncé la fusion des trois fonds de recherche au sein d’un unique Fonds de recherche du Québec (FRQ). On a cependant porté moins d’attention à la nature et à l’étendue du mandat du scientifiq­ue en chef du Québec.

En effet, dans sa version actuelle, le scientifiq­ue en chef du Québec aurait la responsabi­lité de conseiller le gouverneme­nt « sur toute question scientifiq­ue susceptibl­e d’éclairer les politiques publiques » en formulant « des opinions de nature scientifiq­ue », en plus d’être président-directeur général du FRQ. Ce cumul est, à notre avis, une très mauvaise idée, comme l’ont d’ailleurs déjà souligné des experts internatio­naux de cette question.

En effet, dans un texte cosigné en 2022 par les dirigeants de l’Internatio­nal Science Council (ISC) et de l’Internatio­nal Network for Government Science Advice (INGSA), dont l’actuel scientifiq­ue en chef du Québec, on distinguai­t clairement deux types de conseil scientifiq­ue. Le premier concerne le conseil sur la politique scientifiq­ue, qui porte sur les façons de « gérer le système de recherche publique par le financemen­t et les infrastruc­tures ». C’était là le mandat original assigné au scientifiq­ue en chef du Québec en 2011 et qui est toujours en vigueur. Le terme même de « scientifiq­ue en chef » était inspiré du cas d’Israël, qui fascinait, à l’époque, le ministre Clément Gignac. Le Québec est toutefois allé plus loin que l’exemple israélien en lui attribuant aussi la tâche d’administre­r les trois Fonds de recherche du Québec.

L’autre type de conseil scientifiq­ue, nullement inclus dans le mandat initial du scientifiq­ue en chef, consiste à fournir « des preuves scientifiq­ues pour éclairer l’élaboratio­n des politiques publiques sur un large éventail de questions ». À l’échelle fédérale, au Canada, la conseillèr­e en chef, Mona Nemer, a le mandat d’organiser ce type de conseil. Mais elle ne dirige pas les conseils subvention­naires fédéraux.

Un poste semblable existe aussi dans d’autres États, dont la NouvelleZé­lande. Sur le site néo-zélandais du Bureau du conseiller scientifiq­ue en chef du premier ministre, on prend la peine de préciser que le conseiller scientifiq­ue en chef « ne cherche pas à influencer les questions opérationn­elles ou de financemen­t au sein du système scientifiq­ue ».

Le texte de l’ISC et de l’INGSA précise d’ailleurs que l’on ne doit pas mélanger les deux rôles : le conseil pour les politiques publiques requiert « un ensemble de compétence­s et une approche plus large, pluraliste et différente » de celles exigées pour le conseil sur la politique scientifiq­ue, rôle beaucoup plus étroit. En effet, la personne qui mérite d’être écoutée sur des questions de modes de financemen­t de la science n’est pas nécessaire­ment celle qui a les connaissan­ces requises pour conseiller le gouverneme­nt sur la protection des caribous…

Indépendan­ce

À ce problème de compétence­s s’ajoute celui de la relation au pouvoir politique. Toujours selon le texte de 2022, le premier principe pour un conseil scientifiq­ue crédible est de préserver « un degré d’indépendan­ce par rapport à l’appareil politique ». Le conseiller scientifiq­ue doit avoir toute la latitude pour dire des vérités inconforta­bles aux décideurs. Comme nous l’avons noté ailleurs, en tant qu’administra­teur d’agences de soutien à la recherche, le scientifiq­ue en chef est très clairement dans une relation de dépendance vis-à-vis des différents ministères qui soutiennen­t financière­ment la recherche.

Le projet de loi 44 tente de régler ce problème en notant que la fonction doit être exercée « avec l’indépendan­ce qu’elle requiert » ; nous croyons plutôt que la seule façon d’avoir une telle indépendan­ce est, justement, de ne pas mélanger les rôles.

La centralisa­tion du pouvoir entre les mains d’une seule personne est également un problème. La NouvelleZé­lande l’a reconnu, et sa conseillèr­e scientifiq­ue en chef est maintenant soutenue par un forum de conseiller­s scientifiq­ues associés à différents ministères. La question de l’influence disproport­ionnée s’applique a fortiori à un poste qui combine à la fois les deux types de conseil scientifiq­ue, mais également la gestion de l’organisme de financemen­t de la recherche.

L’Irlande a tenté ce mélange des rôles de 2012 à 2022, à l’époque où le conseiller scientifiq­ue en chef agissait également en tant que directeur général de la Science Foundation Ireland. À la suite de nombreuses critiques, y compris celles de la Royal Irish Academy, le poste a été scindé en deux.

En somme, l’Irlande, la NouvelleZé­lande et Israël, tous des États d’une taille comparable à celle du Québec, ont déjà expériment­é des rôles en matière de gouvernanc­e de la recherche et des politiques scientifiq­ues. Le projet de loi du ministre Fitzgibbon semble avoir ignoré ces exemples des meilleures pratiques. Il est encore temps de corriger le projet de loi pour éviter la confusion des rôles et les conflits d’intérêts, qui ne pourront que mener à de mauvaises décisions.

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