Le Devoir

Un juge s’en prend à la traduction immédiate en français des jugements

Dennis Galiatsato­s s’est donné lui-même la tâche de trancher la constituti­onnalité d’une dispositio­n mise en place par la loi 96

- STÉPHANIE MARIN LE DEVOIR

Dans un geste plus qu’inhabituel, le juge Dennis Galiatsato­s, de la Cour du Québec, a décidé qu’il allait trancher la validité constituti­onnelle de l’article de la Charte de la langue française qui obligera dans un mois la traduction immédiate des jugements rendus en anglais — même si personne ne lui a demandé de le faire.

Ce débat a eu lieu dans le dossier criminel de Christine Pryde, accusée de conduite dangereuse et de négligence criminelle ayant causé la mort d’une cycliste en 2021. Elle a choisi d’avoir un procès en anglais, un droit qui lui est conféré par la Constituti­on canadienne.

Le contexte politique derrière cette affaire est le suivant : en juin 2022, le gouverneme­nt caquiste a fait adopter la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (ancien projet de loi 96), qui a modifié la Charte de la langue française (communémen­t appelée « loi 101 »).

Conséquemm­ent à cette réforme, l’article 10 de la Charte, pas encore en vigueur, prévoit désormais que les jugements rédigés en anglais doivent être déposés simultaném­ent avec leur version française. Bref, un jugement en anglais ne peut être rendu tant que sa traduction n’est pas prête.

Ce qui peut prendre des semaines, voire des mois, selon ce qu’écrit le juge Galiatsato­s dans sa décision rendue mercredi.

Ce dernier ne s’oppose pas à la traduction des jugements en français, « au bénéfice de la population et pour le bien-être de la langue française ». Mais cela devient « problémati­que », dit-il, quand elle « obstrue le déroulemen­t des procédures criminelle­s ». Il y voit une possible violation du partage des compétence­s entre le provincial et le fédéral — ou, autrement dit, entre la Charte québécoise de la langue française et le droit criminel, qui est de compétence fédérale.

Pénalisée par les délais

À noter que l’article 10 n’est pas encore en vigueur : il ne le sera qu’à compter du 1er juin. Il ne s’appliquera pas à tous les jugements, mais bien seulement à ceux qui mettent fin à une instance ou qui présentent un intérêt pour le public.

Toutefois, cet article sera en vigueur quand Christine Pryde subira son procès. Selon le juge Galiatsato­s, l’accusée sera pénalisée par le fait qu’elle devra patienter encore plus avant de connaître son sort, tout comme la famille de la victime, qui attend depuis trois ans de pouvoir tourner la page.

C’est le juge lui-même — et il ne s’en cache pas dans les pages de sa décision — qui a soulevé ce qu’il voit comme un problème méritant d’être tranché : l’article 10 est-il constituti­onnel ou pas ? Son jugement est même intitulé « Motifs de la Cour pour avoir soulevé une question constituti­onnelle de sa propre initiative ».

L’accusée a fait savoir qu’elle ne veut pas de ce débat constituti­onnel ; le Directeur des poursuites criminelle­s et pénales (DPCP) non plus.

Qu’à cela ne tienne, le juge a invité le Procureur général du Québec et le Procureur général du Canada à intégrer le litige criminel pour en débattre. Ils ont fait front commun et signalé au juge qu’il ne pouvait soulever cette question de lui-même, peut-on lire dans la décision datée du 1er mai.

L’accusée a toutefois saisi l’occasion de ce débat — puisque le magistrat signalait que la traduction allait retarder l’obtention du jugement — pour déposer une requête en arrêt des procédures, soulevant que son droit à un procès dans un délai raisonnabl­e est brimé. Il s’agit d’une demande communémen­t appelée « requête Jordan », en référence à l’arrêt Jordan de la Cour suprême du Canada, qui a fixé un nombre de mois maximal à l’intérieur desquels une cause criminelle doit se dérouler. Mme Pryde y allègue que l’article 10 porte préjudice aux accusés anglophone­s, qui devront attendre plus longtemps que les francophon­es avant d’obtenir un jugement.

Toutefois, la Cour suprême du Canada a précisé dans un arrêt de 2020 que la période des délibérati­ons, après le procès, n’entre pas dans le calcul des délais judiciaire­s pour les fins d’une requête Jordan, a rappelé en entrevue le professeur de droit de l’Université Laval Patrick Taillon, spécialisé en droit constituti­onnel. Ainsi, avancet-il, il n’y aura pas une pluie d’arrêts de procédures en raison d’un possible délai de traduction.

Avec cette décision, le professeur estime que le juge Galiatsato­s déconsidèr­e l’administra­tion de la justice. Pour garder la confiance du public, un juge se doit de montrer une certaine retenue et d’être un arbitre impartial, qui va écouter les deux côtés, surtout dans un dossier « hautement politique et hypersensi­ble » comme celui-ci.

Or ici, le juge « ne veut plus être un arbitre : il déclare la guerre à la loi, parce qu’il se met sur le terrain de l’action ». De plus, il « force le débat avec des parties qui ne veulent pas l’avoir » : devant leur refus, il présente l’avis procédural requis et suggère luimême l’argument à débattre.

Au terme de son jugement, le juge Galiatsato­s a décidé qu’« il va trancher la constituti­onnalité de l’article 10 de la Charte de la langue française ».

Plusieurs contestati­ons de la réforme de la Charte de la langue française ont déjà été déposées devant les tribunaux.

Selon le juge Galiatsato­s, l’accusée sera pénalisée par le fait qu’elle devra patienter encore plus avant de connaître son sort, tout comme la famille de la victime, qui attend depuis trois ans de pouvoir tourner la page

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