La vérité si je mens
Basée sur une histoire vraie, la minisérie britannique Baby Reindeer offre une représentation d’un harcèlement névrotique
La minisérie raconte la relation très perturbante de Donny Dunn avec Martha Scott, qui va progressivement s’introduire dans sa vie et son intimité en le traquant sans cesse, en le harcelant au travail, dans la rue, chez lui, chez ses parents et jusque dans les salles de spectacle où il présente ses numéros d’humoriste malaisants
Le vrai n’est plus ce qu’il était. Notre époque opaque entremêle le réel et le virtuel, les faits et les opinions. « Postvérité » a déjà été désigné mot de l’année en 2016.
Les genres littéraires et narratifs témoignent aussi du mélange déstabilisant. Philip K. Dick avec ses superpositions de couches d’interprétation et W. G. Sebald avec ses bricolages faits d’ombres de réalité concentrent quelque chose de notre temps. L’autofiction aussi, et Annie Ernaux, qui a remporté le prix Nobel de littérature 2022 avec son écriture blanche, froide et factuelle, ciselée pour se dédoubler elle-même.
Les écrans n’échappent évidemment pas au modèle de fictionnalisation du réel. Le true crime pullule. La production « basée sur une histoire vraie » est en train de devenir un genre en soi.
La série Baby Reindeer en est. La mention apparaît dès l’ouverture du premier épisode de la production de Netflix. Le reste montre que le vrai de vrai monde contient plus d’histoires folles que ne pourraient en produire mille barons de Münchhausen. Le résultat fait aussi évidemment se poser bien des questions sur la part exacte de réalité dans cette très dérangeante tranche de vie médiatisée.
Le drame britannique noir, très noir, se présente comme une autobiographie du comédien Richard Gadd adaptée d’un solo pour la scène présenté au festival Fringe d’Édimbourg en 2019.
Les sept épisodes racontent la relation très perturbante du comédien-personnage devenu Donny Dunn avec Martha Scott (jouée par Jessica Gunning), qui va progressivement s’introduire dans sa vie et son intimité en le traquant sans cesse, en le harcelant au travail, dans la rue, chez lui, chez ses parents et jusque dans les salles de spectacle où il présente ses numéros d’humoriste malaisants. Et pire encore.
Martha le surnomme Baby Reindeer (Bébé renne) dès leur première rencontre dans le pub londonien où Donny Dunn travaille. Il a le malheur de lui servir gratuitement un thé parce qu’elle n’a pas d’argent, peut-être parce qu’il a un peu pitié de cette cliente sans le sou qui abuse un peu trop de son droit de ne pas respecter le poids santé. Le piège se referme aussitôt la tasse servie. Au total, l’authentique Martha aurait envoyé 41 071 courriels, 350 heures de messages vocaux, 744 gazouillis, 46 publications Facebook, 106 pages manuscrites, en plus de curieux cadeaux, y compris des bobettes et des somnifères.
La série raconte donc les effets d’un stalking névrotique et obsessif, les conséquences destructrices d’une humiliation insupportable.
Les interprétations du protagoniste et de l’antagoniste sont sans reproches. Jessica Gunning se révèle tout à fait crédible dans la peau de la psychopathe et Richard Gadd incarne tout aussi bien son souffre-douleur en déliquescence.
La qualité de la forme et du fond explique que la production sinistre soit vite devenue une des plus populaires du réseau mondialisé de diffusion. Elle vient d’être adoubée par nul autre que le romancier Stephen King, maître de l’horreur, dans un essai publié par The Times où il parle « d’une des meilleures choses [qu’il ait] jamais vues ».
Il y a évidemment plus qu’une simple histoire de sadomasochisme ou de maître et d’esclave dans cette histoire. La torture mentale doublée d’agressions physiques dérange dès le départ parce qu’elle inverse les rôles genrés habituels : ici, c’est une femme qui violente un homme et pas le contraire, comme l’exigerait une fidélité au monde réel. D’ailleurs, la série relate aussi des agressions sexuelles commises par un homme pour, comment dire, rétablir la simple, mais détestable, vérité en cette matière.
La relation amoureuse qu’entretient Donny Dunn avec Teri (jouée par Nava Mau), femme trans, ajoute de la complexité dans le brouillage des genres. Le récit bouleverse aussi parce qu’il plonge dans ce qui est profondément enfoui dans le duo. Les révélations progressives des blessures de Donny Dunn et celles, in fine de Martha ressemblent à une psychanalyse aux forceps.
Et puis, évidemment, les questions sur les rapports de la fiction à la réalité se bousculent. Richard Gadd est-il vraiment allé jusqu’à l’implosion exposée ? Martha a-t-elle vraiment été aussi infernale dans ses harcèlements ? Où commence le drame et où finit la fiction dans cette histoire ? Pour autant que l’art est abstraction, une oeuvre n’est-elle pas nécessairement la synthèse d’un nouveau contexte ?
Des téléspectateurs ont tenté de démêler les cartes du vrai et du faux pour comprendre ce que l’auteur avait manipulé. Richard Gadd a récemment dénoncé ces recherches insistantes des personnes supposément incarnées par les personnages. Il a aussi expliqué que son but était de dépeindre sa tortionnaire comme une personne souffrant de maladie mentale, pas comme un monstre agressif.
Une femme prétendant être l’inspiration de Martha a affirmé au Daily Mail il y a quelques jours qu’elle songeait à poursuivre le comédien-scénariste. Elle expliquait être la véritable victime dans cette affaire et que c’est lui qui la pourchassait, elle.
La vérité n’est peut-être donc pas telle que la fiction « basée sur une histoire vraie » la présente. L’est-elle jamais, surtout dans notre société du spectacle qui préfère « l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être » ?
Baby Reindeer
Minisérie de Richard Gadd. Scénario de Richard Gadd. Avec Richard Gadd, Jessica Gunning, Nava Mau et Tom Goodman-Hill. Royaume-Uni, 2024, sept épisodes de 28 à 45 minutes. Sur Netflix.