Une finance sous influence
Les banques centrales ont à l’oeil l’influence des géants technologiques sur la finance. Et ce n’est pas toujours d’un bon oeil. La démonstration a déjà été faite deux fois plutôt qu’une que les cryptomonnaies ne peuvent se présenter en substitut, voire en complémentarité à la monnaie fiduciaire à titre de moyen de paiement, ne serait-ce qu’en raison de la trop grande volatilité de leurs cours.
Même le segment « stablecoins » a rapidement affiché ses limites, avec une stabilité s’appuyant essentiellement sur des algorithmes et des protocoles. De plus, ils sont vulnérables aux ruées, comme en témoigne l’effondrement de Terra en mai 2022, qui était à l’époque le quatrième stablecoin en importance. Un autre exemple s’est produit en mars 2023, à la suite de la faillite de la Silicon Valley Bank, par des investisseurs qui se sont rués sur USD Coin — le deuxième stablecoin, a rappelé Constantinos Herodotou, gouverneur de la Banque centrale de Chypre en décembre dernier.
À ses yeux, « il ne fait aucun doute que les paiements sont remis en question par des transformations perturbatrices et par l’émergence d’acteurs privés, qui pourraient conduire à l’instabilité et à la confusion sur ce qui est de l’argent et ce qui ne l’est pas ».
Dans un document de travail publié en novembre, la Banque des règlements internationaux (BRI) cite les conclusions d’une étude sur 68 stablecoins démontrant qu’aucun d’entre eux n’a été capable de maintenir à tout moment la parité avec son ancrage. Et ce, indépendamment de leur taille ou du type de support. De plus, « nous affirmons qu’il n’existe actuellement aucune garantie que les émetteurs puissent racheter les stablecoins des utilisateurs dans leur intégralité et à la demande », souligne l’autrice, Anneke Kosse.
Pour sa part, et dans un sens plus large, le gouverneur de la Banque centrale de Chypre a ajouté qu’« à mesure que les big tech se développent davantage dans la finance numérique, des risques existent pour notre système de paiement, ainsi que pour notre stabilité monétaire et financière, notamment en raison de l’émission potentielle de leur propre monnaie ». Parmi ces entrées, le gouverneur donne en guise d’illustration le nouveau compte d’épargne d’Apple lié à ses solutions de paiement, qui offre des intérêts plus de 10 fois supérieurs au taux moyen américain, ce qui a attiré plus de 10 milliards de dollars de dépôts d’utilisateurs depuis son lancement en avril 2023. En outre, Amazon propose des services d’achat à paiement différé à ses clients du monde entier, tandis que le réseau social X aurait l’intention d’offrir une gamme complète de services financiers et de paiement.
À ces tendances d’offrir des modes de paiement internes et des portefeuilles de monnaie électronique s’ajoute celle, devenant plus courante, de sociétés de paiement s’associant à d’autres fournisseurs de services financiers pour proposer une approche combinant paiement et crédit.
Politique monétaire perturbée
Le gouverneur rappelle qu’il n’entre pas dans la mission ni dans le mandat des géants technologiques d’éviter les perturbations de l’intermédiation financière, ou encore de se soucier de l’impact sur la liquidité du secteur financier. Ni d’assurer un modèle de rémunération équilibré pour toutes les parties prenantes impliquées que sont les intermédiaires, les acquéreurs et les commerçants.
En matière de politique monétaire, un document de travail des analystes de la BRI publié peu avant Noël se penchait sur la réponse du crédit des technologies financières (fintech) aux changements de politique monétaire. « Notre principale conclusion révèle que le crédit fintech présente une réactivité moindre (et statistiquement non significative) aux chocs de politique monétaire par rapport au crédit bancaire traditionnel. Ce résultat est cohérent avec un effet de substitution du crédit bancaire par le crédit fintech en réponse à un resserrement monétaire. […] Concernant son importance macroéconomique actuelle, nous démontrons que le crédit fintech contribue à moins de 2 % de la variabilité du PIB réel. En revanche, le crédit bancaire explique environ un quart de cette variabilité. »
Sans oublier l’importance d’accorder la préséance à l’intérêt public, alors que des risques plus larges portent sur la cybersécurité, la protection des données ou la concentration du marché.
Une avancée incontournable
Toutefois, l’ascension des géants technologiques dans la finance, et leurs gains de part de marché, sera aussi rapide que l’avancée du numérique propulsée par l’intelligence artificielle. Agustín Carstens, directeur général de la BRI, ne disait-il pas le 23 novembre que, simplement en matière d’intelligence artificielle, « les progrès se mesurent aujourd’hui en mois, sinon en semaines, alors que dans le système financier, cela prend des années, voire des décennies » ?
Il a relevé la persistance de problèmes fondamentaux confrontant les systèmes financiers, tant dans les économies avancées que dans celles qui sont émergentes et en développement. Ainsi, de nombreux pans de la société restent encore non bancarisés, sans services de paiement, d’épargne ou de crédit adéquats. S’y greffe une sous-utilisation des services financiers en raison de transactions lentes et coûteuses et d’une faible connectivité, en particulier pour les transactions transfrontalières.
« Ces problèmes affectent l’économie et notre vie quotidienne de plusieurs manières. Ils freinent la croissance économique et entravent l’allocation du crédit, tout en aggravant les inégalités de revenus et en encourageant l’activité financière à migrer vers des intermédiaires “fantômes” non réglementés », a-t-il déploré.