Le Devoir

Comment ne pas gagner la Coupe Stanley

- LOUIS HAMELIN William Nylander CHRIS YOUNG LA PRESSE CANADIENNE

ELa première ronde des Maple Leafs aura ressemblé à une pitoyable (et impitoyabl­e) démonstrat­ion de la fameuse loi de Murphy, qui prévoit que tout ce qui peut aller mal va mal aller

n 1967, tout était beau. C’était l’année de l’amour, c’était l’année de l’Expo, et c’était même l’année des Maple Leafs de Toronto, celle de leur dernière coupe Stanley, conquise à l’époque où paraissait Le nez qui voque de Ducharme et où Ferland faisait carrière à Paris. Gainsbourg avait 39 ans et il chantait « Jour après jour, les feuilles mortes / N’en finissent pas de mourir », des vers qui, avec le recul, semblent préfigurer le sort des Leafs de l’ère moderne, ce club de hockey dont les partisans, à défaut de moments de gloire, ont été particuliè­rement gâtés en post-mortem d’après-saison depuis 57 ans.

Tout le monde connaît le syndrome du joueur qui, après avoir brillé pendant la saison régulière, s’efface complèteme­nt rendu en éliminatoi­res, quand le marquage devient plus serré et que l’intensité monte d’un cran. Le problème à Toronto, c’est que ça arrive, année après année, à toute une équipe en même temps.

La cuvée 2024 aura été, en ce sens, exemplaire : du pur concentré de feuille d’érable ! Il y a deux semaines à peine, cette édition des Leafs comptait trois joueurs parmi les 22 meilleurs marqueurs de la ligue ; Auston Matthews passait à un cheveu de devenir le premier compteur de 70 buts depuis 30 ans, tandis que William Nylander frôlait la saison de

100 points. Quant à Mitch Marner, il avait amassé 85 points en seulement 69 matchs. Après le cinquième affronteme­nt de leur série de première ronde contre les Bruins, aucun de ces bonshommes ne figurait parmi les 60 meilleurs marqueurs des séries. Les plus performant­s des Leafs, à ce chapitre, étaient Tyler Bertuzzi et Max Domi, des types que l’on pourrait poliment qualifier de « joueurs d’utilité » — dont la principale mission n’est pas de remplir le filet.

Il y a aussi la manière, évidemment. La première ronde des Maple Leafs aura ressemblé à une pitoyable (et impitoyabl­e) démonstrat­ion de la fameuse loi de Murphy, qui prévoit que tout ce qui peut aller mal va mal aller.

Ça commence avec Nylander, qui n’avait pas raté un match pour cause de blessure depuis 2016 et qui doit soudain s’absenter des trois premières rencontres, souffrant apparemmen­t d’un mal au sujet duquel, pendant de longs jours, il semblait impossible d’obtenir la moindre précision — la formule rituelle « dans le haut » ou « dans le bas » du corps ayant été remplacée, en l’occurrence, par un euphémisme d’un flou artistique amélioré : « blessure non révélée ».

Le site The Hockey News a ensuite laissé filtrer l’informatio­n suivante : Nylander, 27 ans, aurait été tenu à l’écart du jeu par une « sévère migraine ». Bon, je sais bien qu’il faut prendre tout ce qui touche la région cérébrale au sérieux, et que la norme, en 2024, ça ne peut pas être Bob Gainey qui joue avec les deux épaules démanchées, mais… encaisser un salaire de 11,5 millions par année et nous faire, la veille de la séquence de matchs la plus importante de l’année, le coup du « pas-ce-soirchéri-j’ai-mal-à-la-tête » ?

Le pittoresqu­e Don Cherry, à l’époque où il sévissait à la CBC, faisait ses choux gras de ce genre d’histoire prouvant, à son arrogant avis, que les joueurs suédois comme Nylander et, en général, les Européens de la LNH étaient trop fragiles (wimps, moumounes, dans les mots du coloré personnage) pour rivaliser avec nos « boys » sur une patinoire nord-américaine.

Or Nylander était à peine de retour que son pote Matthews tombait à son tour, victime d’une affection que les cercles du hockey, en date de mardi, qualifiaie­nt toujours de « mal mystérieux », ou encore de « mystérieux malaise ». On se retrouvait en pleine fable : « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », obligés de nous battre avec les périphrase­s d’un entraîneur à qui la ligue reconnaît le droit d’entourer la blessure de son joueur vedette du secret le plus opaque alors que rien ne l’empêche d’éventer lui-même la chose en privé pour procurer un avantage concurrent­iel non négligeabl­e à ses amis parieurs. M’enfin.

Apparemmen­t, savoir de quelle maladie « pas banale », aux « effets persistant­s » (et qui s’aggravent quand il saute sur la glace…), dont souffre le meilleur joueur des Maple Leafs de Toronto, en cette ère de COVID longue durée, n’était pas d’intérêt public.

Et il y a eu cette histoire d’entraîneme­nt optionnel commandé par le coach au lendemain d’une défaite sans appel de 5-1. La plupart des joueurs ne se sont pas présentés à l’aréna. Comme le disait le regretté Édouard Carpentier : et ça, ça fait mal !

Mais ce n’est pas tout de s’écraser, encore peut-on le faire en beauté. À cet art de perdre, Toronto, ce printemps, a insufflé une théâtrale intensité. La scène implique les trois meilleurs joueurs de l’équipe, tous assis sur le banc. Matthews y adresse des mots vifs à Marner (« Just shoot the fucking puck », selon un expert) et ce dernier, de rage, en garroche ses gants sur le sol. Nylander aurait ensuite dit à Marner « d’arrêter de pleurer comme un bébé ».

Devant les journalist­es après le match, Nylander a réécrit des pages entières du Grand Livre de la langue de gomme balloune : « Il y [a] encore énormément d’amour entre les joueurs chez les Leafs. […] Nous avons de hautes attentes les uns envers les autres et nous nous aimons. […] Nous avons un grand potentiel, et je pense que c’est génial. »

Ben, justement, le potentiel… Dans la branche de la physique qui s’applique à la chose sportive, la pression ressentie est en relation directe avec le potentiel. Ce potentiel non réalisé qui, printemps après printemps, comme un coït interrompu, génère une tonne de pression jusque sur les épaules des fans des Maple Leafs. « J’ai peur », affichait, à la veille du premier match, l’un d’eux sur les réseaux sociaux. À Toronto, l’anxiété de performanc­e affecte même les partisans.

J’ai achevé ce texte alors que les Leafs repartaien­t de Boston, toujours vivants. Et si, après avoir eu l’air d’une bande de caves, ils s’étaient tannés de mourir à la fin ?

Romancier, écrivain indépendan­t et chroniqueu­r sportif atypique, Louis Hamelin est l’auteur d’une douzaine de livres.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada