Le Devoir

Sophismes dérogatoir­es

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La loi 21 sur la laïcité de l’État québécois s’est de nouveau retrouvée à l’avant-scène judiciaire et politique cette semaine. Et avec elle, la dispositio­n de dérogation inscrite à la Charte canadienne des droits et libertés. Récupérée tel un motif fallacieux aux luttes idéologiqu­es d’un syndicat et d’un parti politique, tous deux tout aussi butés qu’inconséque­nts. En annonçant qu’elle réclamait l’autorisati­on de contester la loi 21 devant la Cour suprême, la Fédération autonome de l’enseigneme­nt (FAE) a prétexté vouloir convaincre le plus haut tribunal du pays de venir baliser les recours possibles à la clause dérogatoir­e, que vient de renouveler l’Assemblée nationale pour blinder la loi 21 pendant encore cinq ans. Un coûteux combat, pour le syndicat, dont une part des membres ne veut même pas.

Ceux-ci s’étaient au contraire opposés au port de signes religieux à 78 % lors d’une consultati­on menée en 2012. Lorsque leurs instances se sont réunies en congrès, l’année suivante, elles ont revu cette opposition à la baisse, ce chiffre ayant chuté à 49 %, mais témoignant néanmoins d’un avis fortement partagé sur la question. Cette dernière portait d’ailleurs sur l’ancienne charte des valeurs du Parti québécois, plus vaste que la loi 21 et qui n’invoquait pas la dispositio­n de dérogation. Au fil des ans, des enseignant­s ont déploré que leur fédération défende ainsi une position qu’ils n’ont jamais appuyée, financée par les cotisation­s syndicales qu’ils lui ont versées.

Un malaise qui s’exprimait avant même la grève illimitée de l’automne dernier, que les enseignant­s ont résolument mais péniblemen­t menée sans aucun fonds de grève. Ils apprennent aujourd’hui que leur syndicat a par ailleurs dépensé 1,2 million de dollars en frais juridiques pour cette seule cause…

En dépit de tout cela, la FAE s’entête à poursuivre sa bataille, s’octroyant la responsabi­lité suprême de contester une loi qui l’est déjà par la Commission scolaire English-Montréal, l’Associatio­n canadienne des libertés civiles, le Conseil canadien des musulmans et, surtout, le gouverneme­nt fédéral, qui compte se battre précisémen­t contre cette souveraine­té parlementa­ire pourtant enchâssée dans la Charte et confirmée par la Cour suprême en 1988.

L’apport de la FAE est loin d’être capital. Il risque en outre de démobilise­r certains de ses membres, dont le Québec ne peut se passer en pleine pénurie d’enseignant­s.

Du côté d’Ottawa, le chef conservate­ur, Pierre Poilievre, a rivalisé d’incohérenc­e en prévenant, à mots à peine couverts, qu’il aurait lui-même recours à la dispositio­n de dérogation (une première pour un gouverneme­nt fédéral, s’il est élu). Afin d’imposer sa réforme souhaitée de justice criminelle et de restaurer des peines minimales, des peines d’emprisonne­ment consécutiv­es et des dispositio­ns plus strictes de remises en liberté qui ont tour à tour été adoptées par l’ancien gouverneme­nt de Stephen Harper puis été invalidées par les tribunaux.

Un gouverneme­nt Poilievre s’assurerait « de les rendre constituti­onnelles en utilisant tous les outils permis par la Constituti­on », a-t-il annoncé devant l’Associatio­n canadienne des policiers. Avant d’ajouter que les auteurs de meurtres multiples « sortiront seulement [de prison] dans une boîte [un cercueil] ».

Pierre Poilievre n’a jamais contesté le recours du Québec ou d’autres provinces à la dispositio­n de dérogation. Il a toutefois renié la position de son parti — et jadis défendue par les députés conservate­urs du Québec —, en s’engageant à ne pas revenir sur la décision du premier ministre Justin Trudeau de contester la loi 21.

Le chef conservate­ur s’y oppose, au motif qu’elle enfreint la Charte des droits et libertés. Celle-là même à laquelle il promet de déroger en invoquant la clause dérogatoir­e, tout comme le fait le gouverneme­nt du Québec, que le chef conservate­ur veut cependant voir forcé de reculer par la Cour suprême, à laquelle M. Poilievre veut lui-même se soustraire. Voilà une belle succession de contradict­ions opportunis­tes.

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