Le Devoir

L’eau, la rivière et le bord de mer de Myriam Gendron

Deux ans après le succès, critique et internatio­nal, de son magnifique Ma Délire. Songs of Love, Lost & Found, la musicienne ne se fond plus dans le décor

- PHILIPPE RENAUD COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Le conjoint de l’autrice-compositri­ce-interprète folk Myriam Gendron conçoit les pochettes, sobres et élégantes, de ses albums. Sur Mayday, son troisième, attendu le 10 mai, on voit son visage pour la première fois avec clarté, « même si je me cache un peu » avec sa main gauche. Deux ans après le succès, critique et internatio­nal, du magnifique Ma Délire. Songs of Love, Lost & Found, la musicienne ne se fond plus dans le décor : pour la première fois de sa carrière, elle se sait attendue. « Oui… et je le vis plus ou moins bien », laisse-t-elle tomber avant de nous raconter la délicate gestation de ce nouveau chef-d’oeuvre racontant l’amour, l’espoir et la fatalité.

Juillet 2023. Alerte à la tornade qui menace le sud du Québec. Le ciel fâché noir, les sirènes sur les ondes radio. À ce moment, Myriam Gendron disserte sur le sujet de la berceuse à l’invitation de Lomax Digital Archive, rattachée à l’Associatio­n for Cultural Equity fondée par le célèbre ethnomusic­ologue américain.

« Et dans mon texte, j’écrivais un peu là-dessus, les éléments qui se déchaînaie­nt, tout ce qui se passait à ce moment-là autour de moi », raconte la musicienne qui, quelques jours avant la menace météorolog­ique, subissait une inondation dans son soussol. « Toutes les affaires que j’avais récupérées chez ma mère y étaient entreposée­s. Des albums de photos de nous bébés, tous mouillés, un gâchis. J’écrivais un texte sur l’importance des berceuses servant à rassurer les enfants lorsqu’ils ont peur. »

Les jours suivants, cette impression de fin du monde est restée en elle : « J’étais encore triste de tout ça. On vit dans un monde pas évident où c’est dur de rassurer nos enfants, dur de les bercer quand tout fout le camp — globalemen­t, parce que l’environnem­ent, la politique, mais personnell­ement aussi. Je vivais une année tough, durant laquelle j’ai souvent eu beaucoup de misère à dire à mes enfants : “Tout va bien.” Alors j’ai commencé à écrire cette chanson », simplement intitulée Berceuse, placée en conclusion de Mayday.

L’album était pourtant déjà tout écrit depuis plusieurs semaines, mais cette Berceuse est la finale toute désignée. Les guitares électrique­s qu’on y entend contrasten­t avec les tons folk minimalist­es des acoustique­s qui portent les neuf chansons précédente­s. Passé le dernier couplet surgit un solo de saxophone, joué par la jeune virtuose newyorkais­e du free-jazz, Zoh Amba.

« C’est sûr que lorsque le saxophone arrive, ça prend par surprise, reconnaît Myriam. Tout le monde va

faire le saut en l’entendant. Mais je me disais que ce qui manquait à la chanson, c’était la tornade, c’était Zoh. Pour qu’on sente la violence du monde dans lequel on essaie d’endormir nos enfants. Zoh l’a tout de suite compris : il y a à la fois de la violence, de la colère, de la brutalité, mais elle réussit à tout résoudre en rendant la fin harmonieus­e, comme une réconcilia­tion. Se dire qu’il peut y avoir de la beauté et de l’espoir dans la violence du monde. Mayday, c’est ça, pour moi : réussir à m’accrocher à ce fil. »

Une nouvelle histoire

Il y a dix ans, Myriam Gendron faisait paraître, sur un petit label indépendan­t de l’Oregon (Mama Bird Recording Co.), un premier album qui a fait « bip ! » sur le radar des férus de folk traditionn­el. Sur Not So Deep as a Well, elle mettait en musique les textes de l’écrivaine et poète Dorothy Parker (1893-1967).

« Je n’avais alors aucune attente, se souvient Myriam. Lorsqu’il est sorti, j’étais enceinte de sept mois, donc j’ai donné peu de concerts. Puis j’ai eu un deuxième enfant. Sept ans après le premier album, Ma Délire paraissait, mais encore, je n’avais aucune attente. Je me disais que ça ferait plaisir à ceux qui ont aimé le premier… Sauf que c’est devenu plus gros que ça. Tout d’un coup, quelque chose a changé. » Quoi donc ? On l’a écoutée. Cette voix d’une poignante candeur, ce jeu de guitare qui paraît si simple, pourtant si étudié, inspiré de celui d’une de ses grandes influences, l’Américaine Marisa Anderson, compositri­ce, improvisat­rice, reconnue pour son style décrit comme de l’American primitive guitar.

Anderson joue sur trois des dix chansons de Mayday. « Je suis vraiment choyée ! Marisa, je la suis depuis que j’ai découvert son album Mercury [2013], qui m’a beaucoup marquée. Son travail sur la tradition musicale a été une influence majeure sur Ma Délire : si tu prends une chanson comme Poor Girl Blues, sur laquelle je mélange Un Canadien errant et Poor Boys Blues [un des plus vieux blues recensés] pour raconter une nouvelle histoire, ça, c’est ce qu’elle fait, et je trouve ça merveilleu­x. »

Ici et ailleurs, Ma Délire, album où le français et l’anglais s’accordent sur des airs traditionn­els renaissant dans la modernité de sa vision d’un folk sans fard, s’attirait d’élogieuses critiques. « Je ne m’y attendais pas, avoue la musicienne. Moi, j’avais un job à temps plein, deux jeunes enfants, mais je recevais plein d’offres pour aller donner des concerts. C’est difficile pour moi de dire : non, alors j’ai un peu trop accepté. »

« Je suis quelqu’un qui se met beaucoup de pression dans la vie, en général. J’ai un rapport trouble avec les attentes, celles que je me mets à moimême ou que l’environnem­ent m’impose, je sais jamais trop d’où ça vient. » Ce n’est pas que Myriam regrette cette reconnaiss­ance nouvelle, c’est seulement qu’elle s’est ajoutée aux autres pressions de la vie, en général. À l’automne 2022, elle a annoncé à ses patrons qu’elle abandonnai­t son métier de libraire. La tournée de Ma Délire s’est terminée avant les Fêtes : « Arrivée en janvier, j’ai ressenti le vide total. Pas de shows, pas de job, seule chez moi pour la première fois depuis longtemps. Qu’est-ce que je vais faire de tout ça ? » Ce fut le début le début de Mayday.

La belle Françoise

En juin 2023, Myriam Gendron donnait un récital à la Sala Rossa. En première partie, la furieuse Zoh Amba, accompagné­e du splendide batteur Chris Corsano, qui collabore sur une chanson de Ma Délire (et c’est l’Australien Jim White, collaborat­eur de Kurt Vile, PJ Harvey et Cat Power qui brille sur le nouvel album). Durant son tour de chant, Myriam a invité Zoh et Chris à l’accompagne­r sur deux chansons de son précédent album.

Puis elle a présenté une chanson qui allait se retrouver sur Mayday : La belle Françoise. Le seul air traditionn­el de l’album autrement nourri de textes et de musiques originaux. Pas la version connue pour avoir été endisquée par Anne Sylvestre et Garolou, non, une version différente, redécouver­te par Michel Faubert, qui l’a mise sur Mémoire maudite (2013), album conçu avec Dominique Lanoie et André Marchand.

« Quand je l’ai entendue, je me suis dit : “Oh ! Qu’est-ce que c’est ça ?” Ce type de chanson traditionn­elle, ce refrain comme celui d’un chant de marin, ces images de l’eau, la rivière, le bord de mer ! Ça vient me chercher. C’était La belle Françoise, mais pas la même qu’on connaît, avec une mélodie et une trame narrative complèteme­nt différente. J’étais obsédée, j’ai écrit à Michel : “D’où vient cette version ?” Il m’a répondu qu’il l’avait recueillie dans les années 1980 auprès d’un chanteur acadien et qu’il l’avait interprété­e telle quelle sur l’album. Puis Michel me dit : “Fais-en ce que tu veux. »

Myriam a expliqué au public de la Sala Rossa qu’elle a cherché à comprendre pourquoi la Françoise la touchait tant, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’il s’agissait de sa propre mère, Sylvie. Atteinte d’un cancer, Sylvie a suivi ses traitement­s jusqu’à ce que sa santé se dégrade brusquemen­t, début mai 2022 ; elle est décédée quelques semaines plus tard, en plein coeur délirant de la tournée Ma Délire, de la job à temps plein et des enfants.

Myriam nous a chanté La belle Françoise, simplement accompagné­e par sa guitare ; les larmes ont coulé le long des joues de chacun des spectateur­s. « J’ai gardé quelques éléments de l’histoire que Michel chante, explique-t-elle. Grosso modo, dans celle-ci, une femme est condamnée à mort pour avoir tué son père. Avant son exécution, elle demande à boire ; son bourreau lui apporte une chopine d’eau, qu’elle refuse finalement, ne voulant pas être servie par son bourreau, qui se met à pleurer. Je ne suis pas le bourreau de ma mère, mais je suis la dernière personne, avec mes soeurs et sa grande amie, à m’être occupée d’elle avant son décès. Elle dépendait de moi. J’ai transformé l’histoire pour raconter ça. »

Mayday raconte l’amour, l’espoir et la fatalité, mais d’abord, « c’est un album où je m’exprime à la fois en tant que fille, puisque je parle de mon deuil, et en tant que mère. Je n’ai pas vraiment de grande phrase à t’offrir sur la notion de transmissi­on, mais j’ai beaucoup réfléchi à ça. [L’album évoque] les doutes, les interrogat­ions qui m’ont habitée. Ce que je garde de ma mère, ce que mes enfants garderont de moi. Comment ma mère continue à vivre à l’intérieur de moi. »

Je suis quelqu’un qui se met beaucoup de pression dans la vie, en général. J’ai un rapport trouble avec les attentes, celles que je me mets à moi-même ou que l’environnem­ent m’impose, je sais jamais trop d’où ça vient.

MYRIAM GENDRON »

 ?? ??
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada