Les enfants sont la richesse des pauvres
Le cinéaste Henri Pardo rend hommage à la culture et à l’imaginaire haïtiens dans un premier film touchant et flamboyant
L’écrivain québécois d’origine haïtienne Rodney Saint-Éloi dit souvent que « le seul imaginaire d’une région ou d’un peuple ne suffira pas à construire le monde ». Pour lui, les imaginaires sont des passerelles qui permettent de mieux se voir, se toucher, se comprendre et, surtout, de créer un monde meilleur, plus juste, plus vert, plus doux.
Kanaval, premier long métrage de fiction d’Henri Pardo, est un exemple évocateur de cette force, de cette ouverture, de ces possibles qu’offrent les histoires que racontent d’autres cultures.
Dès les premières minutes, le spectateur est catapulté au coeur des festivités du carnaval de Jacmel, dans un Haïti de 1975 plombé par le régime Duvalier. Filmés du point de vue de Rico (Rayan Dieudonné), un enfant de neuf ans, des groupes ornés de masques multicolores et de déguisements flamboyants chantent, crient et dansent avec en main là des rubans, ici des chaînes ou encore des ailes. Bien qu’il ne possède pas les clés pour bien saisir tous les détails, la richesse de ce qui se déroule devant ses yeux est manifeste, alors que légendes et mythes prennent vie.
Puis, la fête laisse place à la tragédie. Rico, poursuivi par un hommecorbeau, court vers sa maison. Là, il assiste, impuissant, à l’agression de sa mère, Erzulie (Penande Estime), par plusieurs hommes qui punissent ses idées politiques communistes. Elle en perdra le bébé qu’elle portait en elle depuis plusieurs mois. Craignant désormais pour sa vie, Erzulie trouve avec Rico refuge dans un village rural du Québec.
Mère et fils y sont accueillis par Cécile (Claire Jacques) et Albert (Martin Dubreuil), un couple sans enfant qui leur ouvre toutes grandes les portes de leur maison comme celles de leur coeur. Alors que sa mère s’éloigne de plus en plus, hantée par la violence vécue et par les traces laissées par l’exil, Rico devra composer avec l’hiver, le deuil, le racisme, le déracinement et le silence de celle qui lui a jusqu’alors servi de guide. Grâce aux conseils d’un Lwa, un esprit issu de la mythologie haïtienne, le jeune garçon forgera une identité forte de sa culture et de ses nouveaux apprentissages.
Henri Pardo trouve le ton approprié pour aborder une foule d’enjeux reliés à l’immigration sans tomber dans le didactisme. En choisissant d’adopter le point de vue de Rico, qui ne saisit que des parcelles d’informations et de vérité, le cinéaste laisse toute la place aux perceptions, aux émotions et à l’imagination. Il se donne ainsi le droit de grossir les traits et de pécher par excès de sentimentalisme, offrant des scènes émouvantes dans lesquelles quiconque ayant déjà dû dire au revoir se reconnaîtra, et adroitement tempérées par le talent de Martin Dubreuil et de Claire Jacques, qui s’avèrent tous deux exceptionnels.
Cette posture lui permet aussi d’embrasser toute la flamboyance et la richesse de la culture haïtienne, et d’utiliser des outils narratifs — réalisme magique, onirisme — qui soulignent cet héritage et son importance dans la construction de soi, dans la capacité à s’adapter, à grandir et à aimer ; héritage qui fait contrepoids à celui que se transmettent les antagonistes et intimidateurs de Rico de père en fils.
En dépit de quelques ratés techniques, la facture visuelle du film rend hommage à l’imaginaire de l’enfance et sublime la beauté et la rudesse de l’hiver québécois, ainsi que les gourmandises et plaisirs qui l’accompagnent.
Dans son premier rôle au cinéma, le jeune Rayan Dieudonné livre une performance d’une grande vérité qui va droit au coeur, et rappelle qu’en fermant la porte à ce qu’on ne connaît pas, on se prive surtout de grands éclats de joie et de sagesse.
Kanaval
★★★ 1/2
Drame d’Henri Pardo. Avec Rayan Dieudonné, Penande Estime, Martin Dubreuil et Claire Jacques. Canada (Québec)–Luxembourg, 2023, 122 minutes. En salle.