Le Devoir

Paris-Téhéran Express

Entre l’Orient et l’Occident, Abnousse Shalmani évoque les destins brûlants de deux écrivaines éprises de liberté

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

À Téhéran en 1956, un libraire fait découvrir à la jeune poète Forough Farrokhzad (1934-1967) des textes de l’écrivain français Pierre Louÿs, qu’il lui traduit à vue en persan. Cyrus, dit la Tortue, et Forough deviendron­t amants et au fil de leurs rencontres, pendant une douzaine d’années, vont jouer à être Parisiens à Téhéran.

Lien vivant entre l’Orient et l’Occident, il sera son traducteur-pourvoyeur des textes de l’auteur des Chansons de Bilitis et du Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation. Pour la jeune poète iranienne, Pierre Louÿs « est l’Occident interdit, la chair à hauteur du sourire ».

Mais derrière Louÿs, c’est une autre figure qui fascine peut-être davantage la jeune iranienne : Marie de Régnier (1875-1963), deuxième des trois filles de l’écrivain José-Maria de Heredia. Si elle a accepté d’épouser Henri de Régnier pour faire plaisir à son père endetté, ce mariage de convenance ne l’empêchera pas de devenir la maîtresse de Pierre Louÿs — qui l’a aussi photograph­iée sous toutes les coutures.

Elle était écrivaine sous le nom de Gérard d’Houville, sanguine, bisexuelle. Sa légende et sa trajectoir­e soulignent, selon Forough, l’impossibil­ité pour une femme d’être libre à Téhéran, comme avait pu l’être Marie de Régnier en son temps. Forough va chercher à mettre ses pas dans ceux de Marie, celle-ci devenant sa consolatio­n, vivant et écrivant de plus en plus « en décalage total avec ses contempora­ins ».

Comme une annonce de la « tragédie politico-religieuse » encore à venir — la révolution islamique qui viendra, en 1979, verrouille­r le pays et brimer plusieurs génération­s de femmes et d’hommes.

Prenant appui en grande partie sur la réalité de ces figures historique­s, libres et passionnée­s, J’ai péché, péché dans le plaisir, le deuxième roman fiévreux d’Abnousse Shalmani — dont le titre est tiré d’un poème de Forough Farrokhzad —, alterne ainsi entre l’Iran des années 1950 et le Paris de la Belle Époque.

Avec quelques décennies d’écart, tout en étant issues de deux mondes différents, Marie et Forough sont les symboles d’une quête de liberté au féminin. Liberté de créer, d’aimer et de jouir sans entraves de tous les plaisirs que la vie peut offrir.

Née à Téhéran en 1977, arrivée en France à l’âge de huit ans avec sa famille, féministe anticléric­ale et ennemie des mollahs, essayiste de Khomeiny, Sade et moi et d’Éloge du métèque (Grasset, 2014 et 2019), chroniqueu­se en France à LCI et dans L’Express, Abnousse Shalmani livre aussi à sa manière un combat.

Morte à 32 ans en 1967 dans un accident d’auto, Forough Farrokhzad est pour nous, lecteurs, la véritable révélation de ce roman à double fond.

Poétesse incandesce­nte, lue et célébrée par des génération­s d’Iraniens qui apprennent toujours et encore par coeur certains de ses poèmes, elle a été toutefois récupérée, nous dit Abnousse Shalmani, par les islamistes qui « travestiss­ent la vie en paradis » et occultent la dimension le plus révolution­naire de son oeuvre. L’écrivaine en est persuadée : « L’avenir de l’Iran est dans les poèmes de Forough. »

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1/2 Abnousse Shalmani, Grasset, Paris, 2024, 198 pages
J’ai péché, péché dans le plaisir 1/2 Abnousse Shalmani, Grasset, Paris, 2024, 198 pages
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JEAN-LUC BERTINI Abnousse Shalmani

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