Dans le laboratoire de Sophie Divry
Fantastique histoire d’amour, son formidable septième roman, mélange avec science les gènes du thriller et de l’histoire d’amour
En prenant un raccourci, on pourrait dire que le dernier roman de Sophie Divry raconte une histoire d’amour entre deux personnages qui n’auraient pas dû se rencontrer. Car dans Fantastique histoire d’amour, qui mélange avec science les gènes du thriller et de l’histoire d’amour, en y ajoutant un efficace côté feuilleton, ce sont deux solitudes qui se frôlent et se trouvent. Ce qui est en soi une sorte de miracle, un hasard surnaturel et un peu fantastique. Un roman formidablement rythmé qu’il est difficile de lâcher.
« Je voulais écrire une histoire d’amour, résume Sophie Divry depuis Lyon, où elle réside. J’aime bien faire un roman avec des choses que je n’ai jamais faites avant, je ne me répète pas trop. »
Après deux romans construits autour de personnages solitaires, Trois fois la fin du monde (Noir sur Blanc, 2018), sorte de « robinsonnade » dans laquelle un homme se retrouve seul après une explosion nucléaire, et Curiosity (2021), dont le protagoniste est un robot géologue sur la planète Mars, au milieu de l’expérience de la COVID et du confinement, Sophie Divry avait senti le besoin d’écrire un roman d’amour avec beaucoup de vie, bondissant, rempli de personnages secondaires. « Un roman très roman, qui me donne envie de plonger les deux pieds dedans, de manière un peu désinhibée, sans snobisme, pour l’histoire. »
« J’ai eu envie de mettre dans le roman tout ce qu’on ne pouvait pas vivre à l’époque. Des scènes au restaurant, des scènes de fête, des scènes de sexe, des scènes d’amitié où les gens pouvaient aller boire des verres. Un apport vital, en fait, qui m’a permis aussi de vivre ça par procuration. »
Derrière Fantastique histoire d’amour, il y a aussi le pari de faire un roman populaire, sans certains des affects de la « littérature franco-française un peu snob » qui lui ont toujours semblé un peu mortifères pour le plaisir du lecteur.
« Je lisais beaucoup [Haruki] Murakami, poursuit Sophie Divry, et ça m’a donné une espèce de ligne d’horizon pour faire de la littérature de qualité tout en donnant ce plaisir de la littérature populaire, où chaque phrase n’est pas forcément une prise de tête stylistique, avec un troisième ou un quatrième niveau. »
Obsession amoureuse
Dans cette histoire qui se déroule à Lyon — un « choix politique » bien assumé par l’autrice —, la narration fait alterner les points de vue des deux protagonistes, au « je » pour l’homme, à la troisième personne pour la femme.
Bastien, un inspecteur du travail de 41 ans, célibataire involontaire depuis deux ans et catholique pratiquant, a troqué la cigarette pour l’alcool. Il doit se rendre un jour sur les lieux d’un accident de travail mortel : un homme est mort broyé au fond d’une compacteuse hydraulique dans une entreprise de traitement des déchets.
En arrêt de travail, dépressif, il développe après cet épisode une obsession pour d’étranges cristaux bleus aperçus dans le fond de la machine. Quelque chose, c’est plus fort que lui, le pousse à y retourner.
De son côté, Maïa est une journaliste scientifique de 38 ans, qui souhaite peu s’investir dans une relation sentimentale, préférant Tinder et le sexe anonyme pour satisfaire ses besoins. Elle a un défaut : elle a les « mains trouées », perd des objets.
Aux fins d’un article sur les cristaux scintillateurs, matériaux qui émettent de la lumière à la suite de l’absorption d’un rayonnement ionisant, la jeune femme visite le laboratoire européen pour la physique des particules (le CERN), à Genève, en Suisse. Elle y apprendra par la bande qu’une expérience a mal tourné.
Le lien entre la compacteuse, les cristaux, Bastien et Maïa n’apparaît pas tout de suite. Et il faudra du temps avant que leurs chemins convergent — des pages bien employées où l’on apprend à connaître les protagonistes, parfois avec un commentaire sur notre époque.
La longueur du livre, le rôle du hasard, tout est fait pour que cette histoire d’amour — sa cristallisation, dirait peut-être Stendhal — se développe de façon naturelle. Sophie Divry a aussi procédé dans Fantastique histoire d’amour à un certain renversement des archétypes hommesfemmes. Bastien est sensible, cherche l’amour, alors que Maïa est a priori plus détachée, plus dure.
« J’ai simplement gardé en tête un souci, qui ne s’est jamais exprimé de manière idéologique ou dogmatique, raconte l’écrivaine, née en 1979 à Montpellier. Pendant les deux ans et demi où j’ai écrit le livre, je me suis toujours dit : fais attention à ne pas ajouter des clichés sexistes dans cette histoire d’amour qui est très hétéronormée. »
Une attention qui a suffi « pour ne pas remettre une pièce », comme le dit Sophie Divry, notamment dans l’érotisation de la domination masculine. Et pour faire en sorte, par exemple, que l’homme ne soit pas plus riche, plus beau, plus grand ou plus âgé. « Et que la pauvre fille ne soit pas la nana qui attend que l’homme la regarde pour exister. Ce sont deux personnes qui n’avaient pas besoin d’être à deux pour exister. »
Un fantastique matériau
La romancière y aborde l’amour au sens le plus large possible. L’amour, c’est aussi les amis, les collègues de travail, l’amour de Dieu. Tout ce qui « nous aide à tenir dans nos solitudes existentielles profondes ». Aborder des clichés en littérature (et l’amour en est un) représentait un défi. « Il faut de la simplicité et beaucoup de tendresse, il faut aimer ses personnages. »
L’idée était aussi d’explorer ce qui rend possible la rencontre. « Qu’estce qui peut faire craquer nos solitudes ? Quelle est la faille émouvante, la béance qui nous rend humains et qui nous permet, du coup, non pas de tomber dans une compacteuse où tout est broyé, mais dans ce trou qu’on a en nous et qui nous permet d’aller vers l’autre ? »
À travers les péripéties, l’écrivaine a voulu incarner un face-à-face lumineux. « D’un côté, il y a cette compacteuse qui est une espèce de trou noir qui broie tout, une pulsion de destruction qui s’incarne dans la dépression de Bastien. Face à cela, il y a une autre béance incarnée par Maïa, une faille à travers laquelle passe la lumière et qui permet l’attirance vers l’autre, vers l’espoir, le positif. » Tout cela est nourri par l’humour et la tonalité « vitaliste » du roman.
À quoi répond ce besoin, chez l’autrice de La condition pavillonnaire et de Rouvrir le roman (Noir sur Blanc, 2014 et 2017), de se réinventer d’un livre à l’autre ? « Je ne peux pas me lancer dans un nouveau texte sans me dire que ça va m’apprendre quelque chose que je ne savais pas faire avant. Je fais toujours un texte en contradiction du précédent. »
Le plaisir de l’exploration stylistique, le jeu avec les tons et les formes sont chez elle une nécessité. « Je passe mon temps à penser en termes de formes littéraires, confie Sophie Divry. Il y a aussi une part d’excitation liée à la nouveauté. Je suis quelqu’un de trop pluriel pour rester sur un seul ton. »
Un ami inspecteur du travail lui a donné accès à son monde, puis une courte visite au CERN ainsi qu’une rencontre avec un physicien à Lyon ont formé le noyau dur des recherches que lui a demandées le roman. Et lorsqu’elle est tombée sur le cristal scintillateur, la romancière s’est dit qu’il n’était pas la peine d’aller plus loin. Il s’agissait ensuite de vulgariser et de polir.
« Le CERN est comme ça, bourré de matériaux de dingue, de températures folles, de vitesses hallucinantes. Même sans parler du collisionneur de particules ou de l’antimatière, il y a des matériaux qui, en tant que tels, sont déjà fascinants pour peu qu’on s’y penche. Il y a cent romans à écrire à la seconde au CERN. »