LA SÉLECTION POÉSIE DE FLORENCE MORIN-MARTEL ET DE HUGUES CORRIVEAU
Nudité activiste
Il est arrivé à maintes reprises que des militants décident de faire des coups d’éclat en étant dévêtus, frappant l’imaginaire chaque fois. On n’a qu’à penser au mouvement féministe Femen, dont les membres défendaient leurs convictions seins nus, avec des slogans inscrits sur la poitrine et le ventre. Dans son nouveau recueil de poésie publié aux Éditions Noroît, Peau manifeste, Jonathan Lamy rend un vibrant hommage à tous ceux qui utilisent leur chair comme outil de résistance. « Des corps nus forment / des mots au sol dénoncent / la seconde guerre du golfe / la guerre civile au Liberia / des corps nus contestent / la dictature la répression / partout sur la planète / des corps nus réunis / pour la justice climatique / le droit d’allaiter d’avorter / la peau est une évidence. » Avec adresse et limpidité, l’auteur déplore du même souffle le fait que les femmes dénudées qu’on observe sur les toiles célèbres sont condamnées à l’anonymat. « On sait qui a peint / le tableau son nom / l’a commandé acheté / puis légué au musée / ces gens ces hommes / morts ont des noms / mais le corps nu / n’a pas de nom. » Une oeuvre forte du début à la fin.
Florence Morin-Martel
L’inventaire des blessures
Avec La liste de mes jointures, Évelyne Ménard signe un premier livre qui prend aux tripes. La narratrice nous plonge au coeur de ses blessures physiques et mentales. Acouphènes, anxiété, cheville foulée : la douleur la tourmente au quotidien. Mais de tous ses maux, les troubles alimentaires sont les plus envahissants. Au fil des pages, l’autrice fait naître avec sa plume des images saisissantes et inédites pour parler de l’anorexie : « je me heurte aux ustensiles / cavités et fractures / comme on entre par effraction / dans sa propre mâchoire ». Si elle décrit d’une part la violence de cette maladie, elle enchaîne ensuite en relatant la difficulté de la guérison. « La confiance porte une robe bonbon / s’affaisse un peu / quand on lui lèche l’oreille sans avertissement / quand on lui explique / t’as pris du poids / ça te va bien / mes pupilles se déversent / sur mon ventre / mon corps qui connaît tous les miroirs / entend seulement la première phrase. » Dans cette oeuvre sombre, la lumière finit par jaillir au moment où l’on ne l’attendait plus. « Je fais n’importe quoi mais / je suis là / vivante / je réponds aux insultes. » À lire d’un seul trait. Florence Morin-Martel
« Que peut-on contre la poétisation ? »
S’il est intéressant de s’attarder à ce recueil, c’est qu’il est un manifeste de ce qui se veut une certaine poésie actuelle, une tendance forte à mettre le minimum d’affects dans un maximum de listes ou de répétitions. Mais ce livre marque aussi cette autre tendance au minimalisme dont le vide devrait fulgurer à contresens. Ainsi ces poèmes : « Veux-tu de la compagnie ? », « Il n’y aura probablement pas de neige cette année », « où sont mes lunettes (de lecture) ? » en témoignent-ils. L’insignifiance ainsi portée au degré zéro de l’investissement émotif renvoie-t-elle, sans doute, un miroir éloquent de l’air ambiant. 140 fois le mot « longtemps » dans une page s’inscrit comme un vieux cliché formaliste. Mais justement, comment une autrice aussi investie dans l’édition que Mylène Bouchard peut-elle vouloir proposer la vacuité comme miroir ? Pourtant, elle est capable du meilleur : « les étoiles ne reviennent jamais en arrière / à la limite elles tournent le dos / inconditionnelles / elles tombent / du plafond / et // suspendent les pléiades sur ta joue ». Bref, à prendre comme un recueil d’amour entre deux êtres qui n’ont pas grand-chose à se dire. Hugues Corriveau
L’amour à mort
Il y a mille manières de témoigner d’un deuil, mais rares sont les moments de grâce aussi puissants que ceux qui imprègnent le recueil de Carole Massé. Ce Journal d’un dernier voyage retrace les derniers moments ensemble de Jean-Yves Soucy et de la poète, que le pas à pas vers la disparition de son compagnon frappe au coeur. En effet : « La parole [est] un fardeau / quand il nous faut / y cacher notre peine. » Or, l’autrice ne cache rien, n’a aucune pudeur à pénétrer la brûlure faite de coups de maux, de cassures vers le noir. « Tu étais mon voyage », dit-elle, ne sachant plus s’il lui reste un parcours nécessaire, car « la langue s’émiette / comme du pain » à force de silence. La partie très réussie « État de choc » traduit graphiquement le désarroi. L’état de conscience est ici au plus vif de la pensée. Elle réussira à écrire son livre dans l’appartement partagé pendant des années avec son amoureux, couvert de couleurs désuètes, mais les leurs. En fin de course, après les mots, voici que l’autrice déménage dans un appartement blanc jusqu’à la disparition elle-même, la laissant, dit-elle, dans l’image de ce qui lui reste, sans tableaux et sans couleurs. Dépourvue.
Hugues Corriveau