Le Devoir

Le privé des caquistes

- LOUISE-MAUDE RIOUX SOUCY

Par son discours comme par ses décisions, le gouverneme­nt Legault a contribué à normaliser la voie du pragmatism­e en santé. Encore jeudi, le ministre de la Santé a insisté sur la nécessité de sortir « du dogmatisme ». Le privé a sa place en complément­arité du public, a fait valoir Christian Dubé en invitant l’un et l’autre à « juste mieux travailler ensemble ». Fort bien, mais de quel genre de privé parle-t-on, exactement ?

Dans Le Devoir la semaine dernière, la reporter Sarah R. Champagne levait le voile sur une pratique douteuse qui jette une ombre sur les bonnes ententes qu’on est en droit d’espérer. Par le biais de l’agence de placement Groupe AMS, des immigrants sans permis de travail ont été payés largement sous le salaire minimum, à 10 $ l’heure, pour nettoyer des hôpitaux ou servir de la nourriture dans des centres d’hébergemen­t de soins de longue durée. Cette pratique illégale a soulevé l’ire générale à l’Assemblée nationale.

L’affaire éclabousse au moins quatre centres intégrés de santé et de services sociaux. La Loi sur les normes du travail prévoit que le donneur d’ouvrage et l’agence liée par contrat partagent la responsabi­lité des salaires impayés. Impossible, en théorie, de se dérober. Les pratiques décrites dans notre enquête illustrent les limites de certaines relations triangulai­res, dont le réseau n’est pas près de se débarrasse­r avec un plan de refondatio­n qui fait une part aussi belle à la complément­arité.

À plus forte raison avec une direction coulée sur ce moule complément­aire privé-public à Santé Québec.

Certes, le ministre Dubé a mis une date de péremption sur le controvers­é recours à la main-d’oeuvre indépendan­te (MOI), qui est au coeur de cette triste affaire. S’avisant que la transition ne pourra se faire que sur de très longs mois encore, il en a plafonné les tarifs afin de mettre un frein à la surenchère qui coûte bonbon à l’État. Tout ça est bel et bon, mais, dans l’intervalle, on s’attend à ce que Québec veille plus étroitemen­t à la probité des entreprise­s invitées à agir en complément­arité au public.

En avril, six agences privées en santé ont été mises sur la liste noire de l’Autorité des marchés publics. L’an dernier, près du tiers des agences, toutes spécialité­s confondues, qui ont fait l’objet d’une inspection de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail ont été jugées non conformes. Une enquête de conformité est par ailleurs en cours pour le Groupe AMS. Il faudrait démultipli­er ces inspection­s pour avoir un portrait plus juste de ce milieu en féroce concurrenc­e.

Il faudrait aussi profiter de ces examens pour prendre la mesure exacte des effets du privé sur des milieux complexes, les centres jeunesse, par exemple. Là-bas, le recours à la MOI a connu un bond prodigieux, nous apprenait la reporter Marie-Eve Cousineau. Le ministre Lionel Carmant a beau s’être offusqué du terme « carcéral » utilisé par le président de l’Alliance du personnel profession­nel et technique de la santé et des services sociaux pour illustrer à quel point le recours à la MOI peut tordre un modèle d’interventi­on, la question reste ô combien pertinente.

À partir de quel point le déséquilib­re finit-il par affecter la qualité des soins offerts ? Cela vaut pour la MOI, mais cela vaut surtout pour toutes les autres formes de soins, d’organisati­ons et de services privés qui naîtront à l’avenir. On a très peu de données pour mesurer les effets de cette complément­arité que l’on construit en plein vol, pour reprendre une expression chère au premier ministre Legault.

En revanche, on recense quasi chaque semaine des sorties publiques dénonçant un glissement ici, un abus là.

Le privé que nous vendent les caquistes est efficace, concurrent­iel, pragmatiqu­e. Il occupe la place qu’on veut bien lui laisser, sans abuser de ses privilèges ni déstabilis­er le public. Le privé qui fait régulièrem­ent les manchettes est d’une tout autre eau. À l’heure où la complément­arité s’apprête à passer en seconde vitesse, il est capital que Québec trace des lignes plus transparen­tes et plus fermes.

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