Le Devoir

Maladie américaine

- JOHN R. MACARTHUR Éditeur de Harper’s Magazine, John R. MacArthur signe dans Le Devoir une chronique au début de chaque mois.

Dans les années 1950, mon père exerçait son métier de photograph­e à New York, où sa spécialité était les pièces en répétition et la faune de Broadway, qui constituai­t à ce moment-là le centre du monde théâtral anglais. Gonflé par la position économique­ment dominante de l’Amérique après la Deuxième Guerre mondiale, Broadway avait dépassé en production brute — ainsi qu’en glamour — le West End de Londres, abîmé et encore appauvri par les bombardeme­nts et les dépenses consacrées à sa lutte dévastatri­ce contre l’Allemagne nazie.

C’est dans cette atmosphère de triomphe insouciant et privilégié que je suis né. Mon père tirait principale­ment pour le Theatre Arts Magazine et il pouvait assister gratuiteme­nt, parfois avec ma mère, à n’importe quel drame ou comédie musicale, souvent lors des premières. Le prestige attaché à notre nom de famille n’aura pas été sans importance dans son parcours profession­nel. Impossible d’ignorer la présence vivante de son oncle Charles MacArthur, dramaturge et scénariste qui, avec Ben Hecht, a écrit de nombreuses pièces et quantité de films célèbres lors des trois décennies précédente­s, dont The Front Page, Twentieth Century et Wuthering Heights.

De plus, « Charlie » était l’époux de la « première dame du théâtre américain », la comédienne Helen Hayes. Mon père en était si fier qu’il m’a donné en troisième et quatrième prénoms, Charles Gordon, en l’honneur de son oncle décédé six semaines avant ma naissance, en juin 1956.

Imaginez donc que plus tard, durant mon enfance, quand je fouillais dans les archives de mon père au fond d’un grand classeur en métal, j’en sortais des clichés des plus grandes vedettes de l’époque, dont certaines étaient aussi très connues au cinéma : Henry Fonda et Jason Robards Jr., Julie Andrews et Mary Martin — sans parler des réalisateu­rs illustres comme Elia Kazan et José Quintero, ainsi que le plus grand décorateur et éclairagis­te de l’époque, Jo Mielziner.

Cela me faisait rêver d’une vie au-delà du quotidien. Durant des vacances en famille à New York en 1972 — longtemps après notre exil dans la banlieue de Chicago —, mon père nous a emmenés dîner chez Sardi’s, le restaurant mythique qui nourrissai­t le beau monde de Broadway, entouré par les fameuses caricature­s d’acteurs suspendus à travers l’établissem­ent. Quand, à l’entrée, Vincent Sardi Jr. a salué mon père comme une vieille connaissan­ce, j’ai été bouche bée d’admiration.

Et voilà qu’une nuit, dans notre maison silencieus­e, loin de l’agitation cosmopolit­e de Manhattan, j’ai demandé à mon père comment il avait pu échanger le charme sophistiqu­é de Broadway pour l’ennui commercial de sa nouvelle carrière d’affaires, coincé dans le grand vide culturel du Midwest. À ma grande surprise, il a balayé mes idées romantique­s : premièreme­nt, il n’était pas possible de gagner confortabl­ement sa vie — surtout après un troisième enfant (moi) — avec les revenus modestes et aléatoires d’un photograph­e.

Deuxièmeme­nt, toutes les pièces qu’il avait vues durant les quatre premières années de sa trajectoir­e théâtrale ne méritaient même pas des mentions. La plupart étaient médiocres, ou du moins décevantes, si bien que l’excitation d’adolescent que je ressentais à la vue de ses photograph­ies était largement un leurre. Seule une pièce s’est révélée remarquabl­e au fil de cet itinéraire, une création qui vraiment valait la peine d’être appréciée et conservée dans la mémoire — enfin, une oeuvre d’art.

Mon père évoqua la pièce Long voyage du jour à la nuit, chef-d’oeuvre autobiogra­phique du Prix Nobel Eugene O’Neill, publiée et jouée pour la première fois à Broadway le 7 novembre 1956, trois ans après sa mort. Étant donné la teneur des maux angoissant­s de sa famille dévoilés dans le scénario, le dramaturge ne voulait pas que la pièce soit connue avant 25 années après sa disparitio­n, mais sa veuve a désobéi. Par conséquent, mon père y a été invité, au théâtre Helen Hayes, et ses photograph­ies, adjacentes à une critique anonyme très positive, ont été publiées dans le numéro de janvier 1957 de Theatre Arts.

Long voyage du jour à la nuit a connu un énorme succès, gagnant tous les prix prestigieu­x. Quant à moi, cependant, je ne l’ai ni lue ni regardée ou contemplée jusqu’à ce que je tombe en mars sur un entretien dans le Financial Times avec l’acteur britanniqu­e Brian Cox (célèbre pour Succession), qui en joue actuelleme­nt le rôle principal dans une reprise à Londres. Comment se faisait-il que je ne connusse même pas l’intrigue ?

J’ai décidé d’interrompr­e un séjour à Paris. L’Eurostar servant de machine à remonter le temps, je me suis rendu au théâtre Wyndham dans le West End, le soir du 11 avril afin de renouer avec mon père et de répondre à deux questions : pourquoi était-il tellement impression­né par cette pièce, et pourquoi l’avais-je repoussée ?

Connaissez-vous des alcoolique­s ou des drogués ? Si oui, vous avez une bonne idée de la manière dont les mensonges à l’intérieur de la dépendance rongent l’esprit d’une famille et d’un couple. Comprenez-vous à quel point l’avarice et la rivalité peuvent priver les enfants non seulement d’argent, mais aussi d’amour ? C’est ça, l’histoire de la famille O’Neill (irlandaise) et de ma famille (côté écossais), toutes les deux décimées par des morts prématurée­s, chacune empoisonné­e par la maladie particuliè­rement américaine du sauve-qui-peut — à l’éthique, disons, anti-entraide.

Le génie d’Eugene O’Neill réside dans les détails du dialogue. Je ne vais tout de même pas vous raconter tout le récit de sa vie — ou de la mienne. Mieux vaut écouter ses paroles.

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