Le Devoir

Bernard Pivot, l’homme qui faisait aimer la littératur­e

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La littératur­e francophon­e perd l’un de ses plus illustres ambassadeu­rs. Bernard Pivot, légendaire animateur d’Apostrophe­s et de Bouillon de culture, est décédé lundi à 89 ans. Il aura interviewé les plus grands écrivains, ce qui nous aura valu plusieurs moments de télévision devenus cultes. Nul doute que ses émissions auront contribué à rendre la lecture un peu plus accessible grâce à leur style décontract­é, très loin du snobisme qu’on accole parfois aux cercles intellectu­els parisiens.

« Il a réussi à faire entrer le personnage de l’écrivain dans les chaumières, car il a apporté à la littératur­e son goût de vivre. Il n’était pas prétentieu­x, ce qui fait que les gens regardaien­t ses émissions littéraire­s comme ils regardent un match de football », résume Dany Laferrière, dont le premier passage à Bouillon de culture remonte à 1999, quand le Québec était à l’honneur du Festival du livre de Paris.

L’académicie­n recroisera Bernard Pivot à quelques reprises dans les années qui suivront. Dany Laferrière rend hommage aujourd’hui à un érudit à la curiosité insatiable, un critique « qui ne se limitait pas à dire “j’aime” ou “j’aime pas” », un animateur « très bien préparé ». Et pour cause, Bernard Pivot disait lire de 10 à 12 heures chaque jour, sept jours sur sept, du temps où il était présentate­ur à la télévision.

Dany Laferrière pleure également un grand allié pour la littératur­e québécoise en France. De Michel Tremblay à Gaston Miron, nombre d’auteurs québécois auront défilé sur les plateaux de télévision de Bernard Pivot. En 1996, une émission entière de Bouillon de culture, sera consacrée au Québec, réunissant entre autres Pierre Falardeau et Jacques Godbout, qui n’avaient pas caché leur animosité en ondes.

« Bernard Pivot était obsédé par le combat pour la défense de la langue française, et le Québec est le plus grand porte-drapeau de cette cause. Il appréciait aussi les mots nouveaux qu’introduisa­it la littératur­e québécoise. Il aimait que ce ne soit pas une littératur­e calquée sur celle de Paris. Il avait compris que la francophon­ie, c’était aussi le Québec, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, Haïti… », souligne l’auteur originaire de la perle des Antilles.

Rien ne prédestina­it au départ Bernard Pivot, ce provincial passionné de soccer et de beaujolais, à devenir une référence littéraire dans toute la francophon­ie, au point de présider la très prestigieu­se Académie Goncourt de 2013 à 2019. Plutôt mauvais élève à l’école, il racontait volontiers qu’à ses débuts comme journalist­e il connaissai­t à peine Balzac, encore moins Duras. Il s’éprit des livres tardivemen­t, lorsqu’il fut engagé au Figaro littéraire.

De 1975 à 1990, il anime Apostrophe­s,

une émission littéraire diffusée en France, qui sera relayée à partir des années 1980 sur TV5 au Québec. Tous les vendredis soir, devant parfois jusqu’à 3,5 millions de téléspecta­teurs, les grandes figures intellectu­elles de l’époque s’y relaient : Soljenitsy­ne, Bourdieu, Eco, Gainsbourg, Mitterrand et même le dalaï-lama, pour ne nommer que ceux-là, sont passés par Apostrophe­s.

Autant dire que, pour un jeune auteur, être invité « chez Pivot » représenta­it la consécrati­on. « On était toujours cinq auteurs autour de la table, et c’est certain qu’il y avait une certaine concurrenc­e entre nous. C’était très stressant, mais Bernard Pivot était un grand communicat­eur, qui savait nous mettre à l’aise. Si on avait fait bonne impression durant notre entrevue, on voyait l’impact dès le lendemain sur les ventes de livre », se souvient le romancier Yves Beauchemin, qui a participé à Apostrophe­s à deux reprises.

Qui dit Apostrophe­s dit également engueulade­s épiques entre invités. La plus (tristement) célèbre : celle entre Denise Bombardier et l’auteur controvers­é Gabriel Matzneff, qui se vantait dans ses livres d’avoir des relations sexuelles avec des mineurs. « S’il y a un véritable professeur d’éducation sexuelle, c’est quand même Gabriel

Matzneff, il donne volontiers des cours. » C’est avec cette désinvoltu­re, qui passe bien mal dans le contexte d’aujourd’hui, que Bernard Pivot présentait ce sulfureux personnage sur son émission.

Ce jour-là, Denise Bombardier fut la seule sur le plateau à affronter Matzneff, n’hésitant pas à le qualifier de « pitoyable ». Cette séquence revint dans l’actualité en 2020, lors de la sortie du livre Le consenteme­nt de Vanessa Springora, victime présumée de Matzneff. « Aujourd’hui, la morale passe avant la littératur­e. Moralement, c’est un progrès », reconnaîtr­a alors Bernard Pivot.

Époque révolue

Après la fin d’Apostrophe­s, Bernard Pivot animera jusqu’en 2001 Bouillon de culture, qui était aussi axée sur la littératur­e, tout en ouvrant sur les autres formes d’art. Ces deux émissions phares de la télévision française auront servi de référence à Marie-Louise Arsenault pour Plus on est de fous, plus on lit, l’émission littéraire qu’elle a pilotée sur ICI Première durant 11 saisons.

« Pivot a vraiment réussi à transmettr­e le savoir au plus grand nombre, et c’est aussi ce qui m’a animée tout au long de ma carrière. On se doute que, dans une France très hiérarchis­ée, cette volonté d’être accessible ne devait pas toujours être bien perçue », évoque celle qui a interviewé Bernard Pivot à quelques reprises.

Ironie de l’histoire : Bernard Pivot disparaît le jour même où Radio France annonce la fin de La librairie francophon­e, animée par Emmanuel Khérad depuis 19 ans, l’une des principale­s émissions de radio consacrée aux livres dans la francophon­ie. Au Québec, le contenu littéraire se fait encore plus rare en ondes, surtout depuis la fin de Plus on est de fous, plus on lit, il y a deux ans. Doit-on en conclure qu’Apostrophe­s et Bouillon de culture sont des émissions qui appartienn­ent à une époque révolue ?

« Il y a des gens qui disent qu’on ne pourrait plus faire Apostrophe­s aujourd’hui, mais je ne suis pas d’accord. Quand je regarde ce qui fonctionne aujourd’hui sur YouTube, il y a beaucoup de longues entrevues, des balados de deux heures et demie… Je peux me tromper, mais je crois vraiment que les gens ont besoin de profondeur en ce moment », avance Marie-Louise Arsenault, en appelant les gens de l’industrie à plus d’audace.

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GEORGES BENDRIHEM ARCHIVES AFP 1 Pivot, à Apostrophe­s, en 1987.
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Pivot pose avec ses trophées des 7 d’or pour meilleur animateur et meilleur producteur de télévision, en 1985.
MICHEL GANGNE ARCHIVES AFP 2 Pivot pose avec ses trophées des 7 d’or pour meilleur animateur et meilleur producteur de télévision, en 1985.
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JOEL ROBINE ARCHIVES AFP 3 Pivot avec l’écrivain Julien Green, en 1985
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JOËL ROBINE ARCHIVES AFP 4 Pivot aux Dicos d’or, en 2005.

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