Le Devoir

Une réplique musclée, inachevée

- MARIE VASTEL

Le tant attendu premier rapport de la commissair­e Marie-Josée Hogue sur l’ingérence étrangère n’est pas venu contredire les grandes lignes du précédent constat tiré par le rapporteur spécial David Johnston. Les résultats globaux des deux derniers scrutins fédéraux n’ont pas été influencés, confirme-t-elle à son tour. Mais au-delà de cette conclusion élémentair­e, dont nul ne doutait, la juge Hogue note d’importante­s lacunes, qu’elle ne pardonne pour sa part pas aussi facilement au gouverneme­nt.

Ne partageant pas la crédulité de l’ancien gouverneur général quant à la désinvoltu­re originelle des libéraux de Justin Trudeau, la commissair­e Hogue soutient au contraire l’urgence d’agir. Et relance du même fait la sempiterne­lle question : pourquoi donc le gouverneme­nt a-t-il mis plus d’un an à déclencher cette enquête publique ? Et comment se fait-il que la réaction libérale, après plus de deux ans de troublante­s révélation­s, demeure en partie fragmentai­re ?

Bien qu’elle juge que l’intégrité des élections de 2019 et 2021 n’a pas été altérée et que le Parti libéral les aurait, ingérence ou non, remportées, la commissair­e Hogue estime en revanche qu’il est « possible » que les résultats d’un « petit nombre de circonscri­ptions » aient été affectés. La juge ne relève, comme David Johnston, « pas de mauvaise foi » quant au partage d’informatio­ns faisant état de tentatives d’ingérence au Canada, mais elle déplore une réplique insuffisan­te pour la contrer et somme le gouverneme­nt d’y veiller.

En effet, le fait qu’un seul électeur puisse avoir ainsi vu son vote influencé ou découragé « mine les processus démocratiq­ues ». Et surtout, la confiance du public dans la démocratie, observe la commissair­e Hogue. « C’est peut-être là le plus grand préjudice que le Canada ait subi du fait de l’ingérence étrangère », écrit-elle, en écho aux inquiétude­s maintes fois soulevées dans cette page.

Le gouverneme­nt Trudeau vient enfin y répondre, avec un imposant projet de loi. Le ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, ratisse large : de nouvelles infraction­s d’ingérence étrangère seront ajoutées au Code criminel ; les pouvoirs de collecte et de partage d’informatio­ns secrètes par le Service canadien du renseignem­ent de sécurité seront élargis, notamment pour permettre leur communicat­ion auprès d’entités extérieure­s au gouverneme­nt, et un registre public des individus tentant d’influencer le processus politique ou gouverneme­ntal canadien pour le compte d’entités étrangères sera enfin mis sur pied, chapeauté par un commissair­e indépendan­t.

D’importante­s mesures qui semblent, à première vue, répondre aux nombreux appels des experts en sécurité nationale. L’étude parlementa­ire sera toutefois déterminan­te afin de s’assurer qu’il n’y aura pas d’excès déguisés.

Cette réplique législativ­e aux révélation­s d’ingérence étrangère des deux dernières années, qui était attendue depuis plusieurs mois, ne vaudra pas au gouverneme­nt d’être félicité d’avoir agi promptemen­t. Que la date de son dépôt coïncide, à trois jours près, avec celle du premier rapport de la commissair­e Hogue n’était certaineme­nt pas fortuit. Qu’elle coïncide en outre avec le dépôt d’accusation­s contre trois ressortiss­ants indiens soupçonnés d’avoir assassiné le militant sikh indocanadi­en Hardeep Singh Nijjar en Colombie-Britanniqu­e n’est qu’un heureux hasard pour les libéraux.

La portée de la réforme du ministre LeBlanc omet en outre la trop vulnérable période électorale.

La commissair­e Hogue s’inquiète par exemple de répliques trop timides aux campagnes de désinforma­tion, car attendre simplement, en règle générale, que ces faussetés soient corrigées sur la place publique permet qu’elles soient d’abord propagées. La juge se préoccupe de surcroît des assemblées d’investitur­e, particuliè­rement celles du Parti libéral, qui sont ouvertes à tous ceux qui souhaitent s’y prononcer, ce qui en fait de véritables « portes d’entrée pour les États étrangers ».

Le registre d’influence étrangère ciblera certes les acteurs souhaitant intervenir lors de telles nomination­s préélector­ales. Mais pour le reste, en préférant s’en remettre à la gestion interne des partis politiques laissés libres de réglemente­r ces investitur­es comme bon leur semble, le ministre LeBlanc perpétue ce problémati­que cloisonnem­ent de la réponse à l’ingérence étrangère en période électorale et s’en lave imprudemme­nt les mains.

Le rapport final de la commissair­e Hogue, dont il attend le dépôt pour se prononcer ultérieure­ment, ne viendra qu’à la fin de l’année, soit à tout au plus quelques mois de la prochaine campagne électorale pour laquelle ces assemblées d’investitur­e sont déjà ces jours-ci entamées. Il sera alors trop tard, dans bien des cas. D’autant plus que l’adoption de son projet de loi risque de mettre des mois.

Le ministre LeBlanc et le gouverneme­nt Trudeau ont franchi avec leur réforme législativ­e un important, quoique tardif, premier pas. La riposte à l’ingérence étrangère ne doit pas s’arrêter là.

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