Manifester, ce qu’en dit la juge
La décision rendue le 1er mai par la juge Chantal Masse de la Cour supérieure sur la demande de faire cesser la manifestation pro-Palestine sur les terrains de l’Université McGill aidera celles et ceux qui, dans différents contextes, ont à répondre à des demandes émanant de toutes parts afin d’interdire des activités expressives. Les rues et les parcs sont la propriété de l’État ou d’organismes publics. Invoquer le droit de propriété pour conclure à l’illégalité d’une activité expressive qui s’y déroule n’est absolument pas suffisant. Surtout, ce n’est pas parce qu’une activité expressive contredit des croyances qu’elle constitue du racisme, de l’expression de haine ou des menaces.
La demande d’injonction faisait état de menaces ressenties. L’un des requérants alléguait ne pas se sentir à l’aise sur le campus. Mais il n’y a pas eu de preuve que les accès à des locaux de l’Université étaient effectivement entravés. Les demandeurs évoquaient d’autres manifestations antérieures qui se sont déroulées à Montréal et sur plusieurs campus nord-américains à la suite d’événements survenus en Israël et à Gaza à l’automne 2023. La juge a estimé que les craintes pour la sécurité étaient en bonne partie subjectives et qu’il n’y avait pas de preuve de menaces visant personnellement les étudiants demandeurs.
De même, les craintes de blocage de l’accès aux édifices étaient insuffisantes, car elles découlaient de faits liés à d’autres manifestations et non à celle qui était visée. En somme, rien n’indique que les manifestants ont l’intention de bloquer l’accès aux édifices de l’Université et d’empêcher les étudiants de se présenter à leurs examens. La juge retient plutôt que les manifestants s’emploient à protester contre la guerre et tentent de faire pression sur l’Université afin qu’elle rompe ses liens avec certaines organisations.
Interdiction démesurée
Le jugement rappelle que les mesures qui limitent la liberté d’expression doivent être soigneusement délimitées. Or, l’ordonnance sollicitée ne visait rien de moins que 154 édifices de l’Université McGill et pas seulement le secteur lié au campement sur les pelouses du campus de la rue Sherbrooke. On demandait l’interdiction de toute manifestation — sans égard au sujet de telle manifestation — à l’intérieur d’une distance de 100 mètres des entrées et sorties des édifices de l’Université McGill. La juge a considéré que cela restreindrait de façon disproportionnée la liberté d’expression et de réunion pacifique.
Plutôt que de se braquer sur le seul fait que les manifestations se déroulaient sur une propriété de l’Université, la juge a tenu compte de la mission de ces institutions. Ce sont des lieux où la liberté d’expression et de réunion pacifique doit avoir un poids important. Que des thèses divergentes y soient défendues n’a rien d’étonnant, au contraire. Dans une société démocratique, il est difficile d’imaginer que le seul fait qu’un propos contredise une croyance peut suffire à justifier son interdiction.
Cette affaire illustre combien il est essentiel de distinguer entre les propos critiques au sujet des actions d’un gouvernement et le racisme ou l’antisémitisme. Cela vient infirmer les revendications de groupes de pression militant pour que les lois ou les réglementations des universités ou d’autres institutions adoptent une définition élargie de l’antisémitisme. Des associations cherchent à imposer des définitions de l’antisémitisme ou de l’islamophobie si larges qu’elles engloberaient la critique des politiques de l’État d’Israël ou de la religion musulmane. Définir si largement de telles notions est incompatible avec la liberté d’expression telle qu’elle est comprise dans les sociétés démocratiques.
S’il est urgent d’encourager la franche discussion sur des enjeux controversés, il est évident que ce n’est pas en interdisant préventivement de prononcer des mots qui choquent que l’on contribue à promouvoir les échanges au sein d’une société démocratique. La leçon vaut pour tous ces groupes de tendances diverses qui sont prompts à revendiquer la censure de ce qui les dérange, mais qui revendiquent pour eux-mêmes le droit d’exagérer les travers des autres.
En fin de compte, la juge applique les règles qui prévalent lorsqu’il faut déterminer si une activité expressive peut être punie. Le seul fait qu’un propos, un dessin ou une manifestation contredisent une croyance n’est pas un motif suffisant pour l’interdire. Si ce précepte était appliqué par les décideurs, ils refuseraient de donner suite à toutes sortes de demandes de censurer des propos ou des événements au motif que cela pourrait susciter la haine ou d’autres périls. Pour sanctionner une activité protégée par la liberté d’expression, il faut plus que de vagues procès d’intention.
La civilité
En démocratie, il faut promouvoir des débats respectueux. Dans cet esprit, la juge rappelle « qu’exercer sa liberté d’expression dans le […] respect des autres et de leurs perceptions, fondées ou non, tout en maintenant son message, n’est pas interdit ». On peut toutefois ajouter que ce n’est pas parce qu’il est préférable que les débats se déroulent de façon civilisée qu’on peut interdire une activité expressive pour le seul fait qu’elle est controversée. La civilité se cultive, elle doit être encouragée, mais elle ne se décrète pas.