Le Devoir

La possession des lieux

Le logement n’est pas un bien comme un autre, c’est un espace de sens, de refuge, de rituels, de liens

- Véronique Grenier L’autrice est enseignant­e de philosophi­e et écrivaine. Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à dnoel@ledevoir.com.

« On mesure mal à quel point […] une atmosphère égalitaire et pacifiée contribuer­ait à notre bonheur. On a du mal à comprendre l’importance, pour son propre confort mental, non seulement d’être soi-même bien logé, mais de savoir que les autres le sont. » — Mona Chollet, Chez soi

Qu’on soit dans une maison ou un appartemen­t, qu’il nous appartienn­e ou pas, ce lieu où on retourne, qu’on quitte en sachant qu’on y reviendra, est celui où se définit et se vit notre intimité, ce qui nous est privé : on y mange, dort, reçoit des amis, rit, pleure, aime, construit et conserve des souvenirs.

Ça peut aussi être l’endroit dans lequel s’agitent nos hontes, nos désespoirs, nos esseulemen­ts. On ne peut qu’espérer qu’il soit synonyme de sécurité, une sorte de rare certitude : non seulement avoir un toit au-dessus de sa tête, mais qu’il soit solide et un support adéquat contre — on m’excusera ce jeu de mots — les intempérie­s de la vie. Parce que s’y sentir fragile, précaire, implique un tremblemen­t constant à l’intérieur de soi alors qu’il faut pouvoir se déposer sur son plancher, entre ses quatre murs. À l’abri.

— « Les cas d’évictions forcées de locataires ont augmenté de 132 % au Québec en 2023 par rapport aux données de 2022… »

— « Plusieurs indicateur­s socioécono­miques […] permettent cependant d’établir à plusieurs dizaines de milliers par année le nombre d’évictions forcées au Québec. »

— « Ce qui est très notable dans la dernière année, c’est que les rénovictio­ns et les pressions indues, des tactiques qui sont illégales, ont progressé de façon beaucoup plus importante. » (Radio-Canada, 12 décembre 2023).

« Pressions indues ». Ce sont deux mots qui en contiennen­t plusieurs autres : coupures de chauffage, l’hiver, à répétition ; lettres d’huissier envoyées aux locataires pour tout et rien ; ne pas répondre aux appels et aux courriels lorsqu’il y a des problèmes dans l’appartemen­t ; faire des rénovation­s bruyantes dans les aires communes pendant de très longues périodes — sans s’assurer de la protection de la santé des locataires ; les menacer d’augmenter le loyer de manière disproport­ionnée et le faire ; envoyer des factures pour des réparation­s aux locataires, alors qu’elles devraient être payées par le propriétai­re ; essayer d’antagonise­r les locataires d’un immeuble entre eux ; leur rappeler qu’ils ne sont pas chez eux ; etc.

C’est notamment ainsi qu’un tremblemen­t est instauré, que l’inquiétude prend place, que revenir et être chez soi devient une préoccupat­ion doublée de la peur constante d’en être dépossédé. Et aujourd’hui, tout particuliè­rement, de ne pas être en mesure de pouvoir se reloger décemment.

Posséder : du latin possidere, « être possesseur », lui-même composé à partir de potis, « qui peut, puissant », et sedere, « être assis, demeurer ». (Dictionnai­re de l’Académie française).

Je me demande ce que voient les personnes qui possèdent les immeubles, les racines et la sécurité des gens. Peut-être que certaines d’entre elles comprennen­t mal leur offre de services, peut-être faudrait-il leur expliquer que l’objet de leurs transactio­ns mensuelles ne peut se réduire qu’à des mètres carrés, des matériaux, un espace vide. Qu’on ne peut faire violence et faire pression de manière indue sur la vie des gens, leur repos, leur calme.

Le logement n’est pas un bien comme un autre. Au-delà des droits et obligation­s, de la rentabilit­é, c’est un espace de sens, de refuges, de rituels, de liens. Et cela ne me semble pas pouvoir concorder avec le sentiment de toute-puissance qui vient souvent avec le fait de « posséder » et qui terrasse la considérat­ion minimale envers autrui : « Je possède donc je peux, et je n’ai pas à tenir compte des besoins de qui que ce soit, sauf des miens. »

Ce « Je » peut modifier ces lieux dans lesquels il ne vient presque jamais, alors qu’ils sont le « tous les jours » de plusieurs, déranger sans s’en faire ni même s’en excuser. Prendre le soin de discuter, de sonder, de valider n’a pas à faire partie des attitudes à privilégie­r. Le locataire est réduit au même statut que l’objet-logement, peut-être a-t-il même moins de valeur puisqu’il peut être échangé, remplacé.

On me dira que les locataires ont des droits, qu’ils sont rois et reines, que le système est fait pour elles, pour eux. Je dirai que je ne sais pas trop, qu’il ne faut pas sous-estimer la vulnérabil­ité dans laquelle on se trouve quand on craint les représaill­es, une augmentati­on des désagrémen­ts, les méandres du Tribunal administra­tif du logement. Quand on ne sait pas où on pourrait aller, si ça sera mieux, mais peut-être pire.

Je me demande : à quelle oreille faut-il parler pour que les Québécoise­s et les Québécois puissent habiter sans s’inquiéter ?

Newspapers in French

Newspapers from Canada