Le Devoir

Des experts mis sous pression à Québec

La « commande » du gouverneme­nt est d’ouvrir plus de terres agricoles, même là où les rivières vont mal, disent les sources du Devoir

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Québec veut étendre les terres en culture coûte que coûte, sans égard au fait que plusieurs cours d’eau en milieu agricole sont dans un état critique. Disant être sous pression politique, des scientifiq­ues du ministère de l’Environnem­ent craignent que les gardefous ne suffisent pas à enrayer une pollution déjà grave.

Le processus de modernisat­ion du Règlement sur les exploitati­ons agricoles (REA) est dans l’ombre des « commandes des autorités », est-il inscrit directemen­t dans un document interne consulté par Le Devoir.

Il faut « retirer l’interdicti­on d’augmenter les superficie­s en culture » imposée dans certaines zones où les plans d’eau dépassent des valeurs critiques, notamment en matière de phosphore, y lit-on. Il s’agit ainsi de lever le moratoire imposé depuis 2004 dans plus de 550 municipali­tés où les bassins-versants sont identifiés comme dégradés.

Cette commande est « clairement d’ouvrir des terres », même là où les rivières vont mal, répéteront nos sources durant les entrevues. Elles ont demandé à conserver l’anonymat par peur de perdre leur emploi.

Or, les plus récentes données scientifiq­ues montrent que les améliorati­ons dans ces zones sont très minces, voire nulles. En 20 ans de surveillan­ce et d’effort, aucun de ces endroits n’est redescendu sous le seuil fixé par Québec. Il y a même plus : la liste des bassins-versants dégradés devrait plutôt s’allonger, selon divers tests de qualité de l’eau, dont ceux réalisés par le ministère lui-même.

« On ne va pas du tout dans le bon sens, on est en train d’accepter une détériorat­ion », a dit l’une de nos sources, dénonçant du même souffle « une ingérence » dans son travail. La volonté affirmée dans le document en question, ainsi que lors des réunions, est « indéfendab­le scientifiq­uement », disent ces fonctionna­ires.

En interne, on promet d’instaurer des mécanismes pour faire des gains environnem­entaux d’une autre manière. Ces modalités ou conditions compensera­ient en quelque sorte la pression environnem­entale engendrée par davantage de terres en culture. Mais plusieurs personnes consultées n’y croient pas. Les lanceurs d’alerte disent craindre que « ce soit un paquet de trucs cosmétique­s » ou des « idées qui répondent encore aux attentes politiques », puisque aucune norme n’est encore largement mise de l’avant.

« Si on ouvre des terres en culture et qu’on voit que la qualité de l’eau se détériore, comme ce que l’on prévoit, on ne pourra pas revenir en arrière », insiste l’un des fonctionna­ires. « En voyant la manière dont ça se passe actuelleme­nt », ils anticipent que le ministère passe outre leurs analyses à nouveau lorsque ces détériorat­ions seront à nouveau relevées.

Surtout, les garde-fous existants depuis plus de 20 ans n’ont presque pas donné de gains. Tous, experts du ministère comme les indépendan­ts que Le Devoir a consultés, citent à ce titre les bandes riveraines : ces zones tampons

entre des champs cultivés et un cours d’eau devraient être de trois mètres, selon le règlement. « Si on n’a pas été capable depuis plus de 20 ans d’instaurer les bandes riveraines, comment le fera-t-on dans les prochaines années ? » résume l’une de nos sources.

Ainsi, ils tiennent à souligner qu’ils ne jettent pas la pierre aux agriculteu­rs. « Il n’y a juste pas assez de mesures et de financemen­t pour eux », remarque-t-on.

« Un non-sens », des ruisseaux jusqu’à l’océan

Le professeur en sciences de l’environnem­ent Stéphane Campeau dit partager cette lecture de la situation, du moins du point de vue scientifiq­ue. Il recourt à une analogie : « L’approche logique est qu’avant de laisser sortir le patient de l’hôpital, il faut d’abord le rétablir. »

Mais le patient est encore très malade, insiste ce spécialist­e des systèmes aquatiques de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Les bassins-versants de petite et de moyenne taille « sont restés très dégradés », commence-t-il. Pour les rivières de plus grande taille, il y a eu une « certaine améliorati­on », notamment grâce au REA, mais elle s’est essoufflée autour de 2010.

Il y a depuis une forme de « stagnation », voire de recul. L’expansion des grandes cultures dans les 15 dernières années, comme le soya et le maïs, est en outre « une bombe à retardemen­t », car ces cultures nécessiten­t énormément de fertilisat­ion et d’autres intrants. « Donc, même sans augmenter les surfaces agricoles, on a augmenté la charge en phosphore, en azote, en pesticides et en sédiments fins », expose-t-il. « Ce qu’on veut permettre est un non-sens, car on a déjà dépassé la capacité à supporter des activités agricoles dans ces bassins-versants dégradés », conclut donc l’expert.

C’est le phosphore qui est actuelleme­nt mesuré et sert à établir un seuil, parce qu’il est en quelque sorte un canari dans la mine pour les autres indicateur­s.

Du plus petit ruisseau en zone agricole jusqu’à l’estuaire, « tout est connecté », rappelle M. Campeau.

On voit par exemple l’effet au lac Saint-Pierre d’un apport trop grand de tous ces éléments, par des signes d’eutrophisa­tion avancée et d’étouffemen­t. Toutes ces eaux se retrouvent éventuelle­ment dans le golfe du Saint-Laurent, en manque criant d’oxygène à cause de la hausse des températur­es, mais aussi en raison de « cette charge assez importante sédimentai­re et de contaminan­ts » qui lui arrive des autres cours d’eau.

Pour Aubert Michaud, l’ouverture de terres dans des zones dégradées « comporte un risque important de contribuer à l’eutrophisa­tion et à la proliférat­ion des épisodes de cyanobacté­ries dans certains plans d’eau déjà fragilisés ».

Ce professeur associé à l’Université Laval et chercheur associé à l’Organisme de bassins-versants de la baie Missisquoi préconiser­ait davantage une « analyse au cas par cas ». Certaines « régions menacées de déstructur­ation » où il y a relativeme­nt peu d’agricultur­e — le Témiscouat­a, par exemple — pourraient bénéficier de la remise en culture de terres en friche, mais « suivant des règles claires de mise en cultures et d’exploitati­on », dit-il.

Une poussée trop forte

Le gouverneme­nt actuel ne s’est pas caché de son intention de modifier le REA. Ce règlement relève du ministère de l’Environnem­ent, mais le ministre de l’Agricultur­e, André Lamontagne, a néanmoins déjà annoncé vouloir lever « partiellem­ent » le moratoire sur les superficie­s en culture. D’autres acteurs, comme l’Union des producteur­s agricoles (UPA), ou des élus, comme la mairesse de Longueuil, Catherine Fournier, se sont également prononcés en faveur de la fin du moratoire.

Quelques ouvertures ont aussi déjà été réalisées pour la mise en culture dans le plus récent omnibus réglementa­ire. Certaines municipali­tés avaient une partie de leur territoire dans un bassin-versant dégradé, et une autre, dans un bassin non dégradé : une cinquantai­ne de ces endroits sont maintenant exclus de l’interdicti­on.

Les scientifiq­ues du ministère de l’Environnem­ent ont cependant été mis devant le fait accompli malgré des mois à participer à des ateliers et un « chantier de cocréation » : la levée du moratoire est une « une décision des autorités », est-il inscrit dans les documents que nous avons consultés.

« Il y a un besoin de tenir compte davantage de la science dans les décisions gouverneme­ntales. Et actuelleme­nt, ça semble faire défaut », constate quant à lui Stéphane Campeau.

Ce qu’on veut permettre est un non-sens, car on a déjà dépassé la capacité à supporter des activités agricoles dans ces bassinsver­sants dégradés

STÉPHANE CAMPEAU »

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