Le Devoir

Escarmouch­e linguistiq­ue

- LOUISE-MAUDE RIOUX SOUCY

Il n’y a pas que le printemps qui chauffe les corps engourdis par l’hiver à Ottawa, il y a aussi la langue qui échauffe les esprits. Le contraste est saisissant alors qu’on se penche ces jours-ci sur le corps chétif et dysfonctio­nnel, sinon malade, du bilinguism­e officiel canadien.

Mardi, le commissair­e aux langues officielle­s a livré son rapport annuel en jouant d’élégance pour remettre à leur place des institutio­ns fédérales toujours récalcitra­ntes à prendre « leurs obligation­s linguistiq­ues au sérieux » en dépit de ses avertissem­ents répétés. C’était une année de transition au commissari­at, avec une baisse des plaintes au compteur. Ça se sentait dans le discours posé, mais ferme, de Raymond Théberge, qui sait que Rome ne s’est pas faite en un jour.

Entrée en vigueur en juin dernier, la modernisat­ion de la Loi sur les langues officielle­s promet des fruits qui paraissent encore malingres un peu moins d’un an après la floraison. Certes, le régime linguistiq­ue canadien a gagné en muscle et en amplitude, mais il n’a pas achevé sa mue. Et s’il a gagné de nouveaux pouvoirs, le commissair­e en apprivoise encore les tenants et aboutissan­ts.

Il en aura bien besoin. Sous des eaux en apparence tranquille­s, le spectre d’une défense hardie d’une langue minoritair­e n’a pas besoin de s’agiter fort ces temps-ci pour heurter les Canadiens convaincus de vivre dans le « plus meilleur pays [bilingue] du monde ». C’est le cas du député Francis Drouin, qui est sorti de ses gonds lundi au Comité permanent des langues officielle­s.

Dans un langage tout sauf châtié, le libéral franco-ontarien a dénoncé la vision d’une frange de penseurs qu’il a qualifiés de « pleins de marde » tant leur lutte pour la protection du français au Québec verse, à son avis, dans « l’extrémisme ». Critiqué par tous les partis pour ses propos aussi vulgaires qu’injurieux, y compris mollement par le sien, le député a refusé de s’excuser auprès du chercheur indépendan­t Frédéric Lacroix et du professeur Nicolas Bourdon. Même après que Québec en eut fait la demande formelle mercredi.

Les deux hommes avaient été invités par le Bloc québécois afin de partager avec le Comité leurs savoirs et leurs impression­s sur le financemen­t des établissem­ents postsecond­aires anglophone­s au Québec et francophon­es ailleurs au Canada. Études et chiffres solides à l’appui, ils ont repris un argumentai­re que l’on connaît bien au Québec et qui compte en vérité des adhérents si nombreux qu’on ne saurait taxer tout ce beau monde d’extrémiste­s sans se ridiculise­r.

Ce coup de sang de M. Drouin nous rappelle qu’il ne faut pas grandchose pour troubler la paix linguistiq­ue canadienne. On peut bien se réjouir de la baisse du volume des plaintes jugées recevables, à 847 contre 1788 l’année d’avant. Mais quiconque suit les doléances annuelles du Commissari­at aux langues officielle­s sait qu’il suffit d’un seul événement comme celui-là pour que les voyants s’affolent.

Ce fut le cas quand Michael Rousseau a admis être « capable de vivre à Montréal sans parler français ». Cette sortie mal avisée a valu au commissair­e d’être enseveli sous les plaintes courroucée­s en 2021. Il en faut visiblemen­t bien plus pour changer la trajectoir­e d’un esprit récalcitra­nt : le grand patron d’Air Canada est encore loin de l’aisance en français et son fleuron ne brille pas davantage. Encore en janvier, le transporte­ur s’est fait reprocher son incapacité à prendre le taureau linguistiq­ue par les cornes. Le cancre indécrotta­ble est aussi celui qui collection­ne le plus grand nombre de plaintes cette année encore.

Il ne faudrait donc pas être naïfs. Oui, les chiffres dévoilés mardi racontent une année plutôt tranquille sur le plan des récriminat­ions linguistiq­ues, mais, dans la pièce, on voit très clairement non pas un, mais bien deux éléphants. Et on devine même l’ombre d’un troisième à l’horizon.

Tous sont de la même famille, celle des commission­s fédérales, qui sont, en quelque sorte, le miroir de ce que les cultures minoritair­es sont en droit d’attendre d’un pays bilingue digne de ce nom.

Quiconque a suivi la commission Rouleau sur l’état d’urgence sait pourtant combien le français a été réduit à moins que rien durant les audiences (6 témoins sur 76). Rebelote à la Commission de délimitati­on des circonscri­ptions électorale­s fédérales pour l’Ontario et à la commission Hogue sur l’influence étrangère. Des enquêtes sont en cours pour ces trois commission­s. Pas besoin d’avoir la tête à Papineau pour prévoir que leurs conclusion­s donneront une tout autre couleur à ces derniers mois en apparence plutôt apaisés.

Dans son rapport, dont on recommande la lecture urgente au député Francis Drouin et à tous ceux qui pensent comme lui, le commissair­e Théberge a réservé quelques lignes à ces plaignants qu’on accuse « de mener une croisade contre les institutio­ns fédérales » dès qu’ils formulent une plainte ou même un doute. Ces « ardents défenseurs des droits linguistiq­ues », écrit-il, ce sont eux, qui non seulement « permettent aux minorités de langue officielle de se maintenir et de s’épanouir », mais « à la société canadienne d’évoluer ».

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