Le Devoir

Le pouvoir de la contestati­on en politique

L’électorali­sme, avec sa triangulat­ion politique opportunis­te, est une impasse idéologiqu­e pour la gauche politique

- Steven High L’auteur est professeur au Départemen­t d’histoire de l’Université Concordia.

En voyant le drame dont Québec solidaire (QS) a été le théâtre ce mois-ci, je ne peux m’empêcher d’avoir une impression de déjà-vu. Et pour cause. Partout dans le monde, les partis de gauche se déchirent régulièrem­ent en raison de l’incompatib­ilité perçue entre contestati­on et pouvoir. Il existe en effet une tension inhérente entre les vastes ambitions de la gauche politique et les limites réelles du pouvoir politique dans une démocratie libérale soumise au capitalism­e mondial.

D’un côté, représenté dans le cas présent par Gabriel Nadeau-Dubois, on estime qu’il ne sert à rien de faire de la politique si l’on n’a pas pour objectif principal d’être au pouvoir. Autrement dit, le pouvoir n’appartient qu’à qui gouverne. De l’autre côté, il y a celles et ceux pour qui la priorité est le programme du parti et aux yeux de qui le chemin électoral est jonché de principes abandonnés. Beaucoup trop de gouverneme­nts de gauche ont laissé leurs partisans désabusés.

Or, c’est précisémen­t ce genre de débat qui a déchiré le Nouveau Parti démocratiq­ue (NPD) de l’Ontario au début des années 1990, lorsque Bob Rae dirigeait la province. Celui-ci intitulera plus tard ses mémoires politiques From Protest to Power, saisissant cette tension dans les termes linéaires de la maturité politique. Il commence donc l’ouvrage non pas par l’excitation de la soirée électorale ou l’euphorie de la cérémonie d’assermenta­tion, comme on aurait pu s’y attendre, mais plutôt par la décision du gouverneme­nt néodémocra­te de rompre avec une politique de financemen­t déficitair­e et d’adopter une approche d’austérité (suivant en cela, en quelque sorte, la voie empruntée une décennie plus tôt par le Parti québécois de René Lévesque).

De toute évidence, Bob Rae préférait les dures réalités du pouvoir aux certitudes vertueuses d’un parti d’opposition mû par la contestati­on.

Pourtant, comme le rappelle l’économiste politique Mel Watkins dans sa critique du livre de Bob Rae, « l’ironie de la chose, c’est que lorsqu’un gouverneme­nt de gauche abandonne totalement la contestati­on, il perd son pouvoir ». Il a raison. La contestati­on et le pouvoir doivent donc être considérés comme des forces complément­aires, et non concurrent­es. Cela dit, je pense que la gauche politique a besoin de faire beaucoup plus pour se préparer réellement à être au gouverneme­nt si elle veut briser le cycle de la désillusio­n.

Là encore, les années durant lesquelles le NPD de l’Ontario a été au pouvoir sont riches en leçons.

Le 6 septembre 1990, le NPD de l’Ontario prenait le pouvoir en remportant 74 des 130 sièges de l’Assemblée législativ­e (un gain de 55 sièges) avec seulement 37,6 % des suffrages. Ce gouverneme­nt ne ressemblai­t à aucun autre. Pas moins de 40 % des nouveaux élus étaient syndicalis­tes. L’un des nouveaux ministres avait quitté l’école après la 7e année pour travailler dans une usine de papier et un autre avait interrompu ses études en 9e année pour travailler dans une usine. L’une des ministres les plus influentes, Frances Lankin (aujourd’hui sénatrice), avait été gardienne de prison — en fait, l’une des trois premières femmes à travailler dans une prison pour hommes en Ontario. Le gouverneme­nt ne comptait que cinq juristes, croyez-le ou non. Il s’agissait d’un gouverneme­nt travaillis­te au sens propre du terme.

Cependant, le NPD de l’Ontario n’avait jamais été proche du pouvoir et n’avait donc jamais eu à composer avec les contrainte­s qui l’accompagne­nt. Sa vision politique reflétait cette méconnaiss­ance. Dire que le NPD n’était pas prêt pour le pouvoir ne suffit pas pour saisir à quel point il était fondamenta­lement mal préparé. Le soir de l’élection, les principaux conseiller­s s’étaient réunis autour d’un annuaire téléphoniq­ue du gouverneme­nt et s’étaient efforcés de deviner ce que chaque membre du cabinet du premier ministre sortant faisait exactement. Ils n’en avaient aucune idée. L’équipe de transition du NPD n’avait été formée que le lendemain de l’élection.

Et le contexte n’a pas aidé. Le Canada était alors plongé dans sa pire crise économique depuis les années 1930, ce qui obligeait le NPD à improviser et à gouverner à la volée. Trois cent mille emplois manufactur­iers ont été perdus en Ontario entre 1989 et 1992. Le nombre de bénéficiai­res de l’aide sociale a doublé. Pour la première fois depuis les années 1930, les revenus fiscaux de la province ont diminué en termes réels. Lorsque j’ai interviewé des membres du cabinet, y compris M. Rae, pour un livre que je suis en train d’écrire sur la gauche au pouvoir, ils m’ont tous dit qu’ils avaient juste appris sur le tas.

Finalement, Bob Rae se voyait comme un pragmatiqu­e. À ses yeux, il fallait accepter la réalité politique et économique si l’on voulait faire avancer les choses. Mais ce qui est intéressan­t avec le pragmatism­e, c’est que la perception de la réalité a autant à voir avec les idéologies dominantes qu’avec toute autre chose.

Comme l’expliquait le sociologue britanniqu­e Stuart Hall en écrivant sur le thatchéris­me des années 1980 : « Les conception­s dirigeante­s ou dominantes du monde ne prescriven­t pas directemen­t le contenu mental des illusions qui sont censées remplir la tête des classes dominantes. Mais le cercle des idées dominantes s’accumule [et] […] devient l’horizon de ce qui va de soi : ce qu’est le monde et comment il fonctionne, en fin de compte. »

L’un des aspects essentiels de la politique est donc de tenter de définir la réalité politique. Le défi, hier comme aujourd’hui, est de capter l’imaginatio­n du public. C’est pourquoi la contestati­on est importante.

Si l’histoire nous enseigne quelque chose, c’est que l’électorali­sme, avec sa triangulat­ion politique opportunis­te et ses groupes de réflexion, est une impasse idéologiqu­e pour les partis de gauche. La contestati­on est une force, dans l’opposition comme au gouverneme­nt.

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