Le Devoir

Racisme anti-palestinie­n

- EMILIE NICOLAS

On apprenait mercredi dans le Toronto Star que la nouvelle version de la Stratégie canadienne de lutte contre le racisme, qui devrait être rendue publique sous peu, n’inclura pas de définition du racisme anti-palestinie­n. Cette stratégie, publiée pour la première fois en 2019, « est conçue pour jeter les bases de la lutte contre le racisme systémique par des actions immédiates à l’échelle du gouverneme­nt du Canada ». Plusieurs groupes ont fait pression sur la ministre de la Diversité, de l’Inclusion et des Personnes en situation de handicap, Kamal Khera, pour que le racisme anti-palestinie­n soit désormais défini et donc reconnu par le gouverneme­ntal fédéral, au même titre que l’islamophob­ie et l’antisémiti­sme, le racisme anti-noir ou le racisme anti-asiatique, par exemple. Ça aura été en vain.

Pour l’instant, on continue donc officielle­ment à dénoncer l’islamophob­ie, du moins sur papier, laissant de son côté le racisme anti-palestinie­n se déployer au Canada. Ce n’est pas suffisant. Voici pourquoi.

D’abord, tous les Palestinie­ns ne sont pas musulmans. De larges pans du mouvement nationalis­te palestinie­n ont toujours cherché à se rassembler autour d’une identité culturelle et d’une situation politique — et non d’une religion. Le keffieh, par exemple, est un symbole à la fois culturel et politique, selon le contexte, mais pas un symbole religieux. Le foulard blanc et noir a pris la significat­ion qu’il a aujourd’hui après avoir été porté durant des décennies par le leader palestinie­n Yasser Arafat.

Lorsque le parlement provincial ontarien prend la décision de bannir le keffieh de sa chambre législativ­e, comme il l’a fait le mois passé, on empêche l’expression culturelle et politique du peuple palestinie­n dans son enceinte. Parler vaguement d’« islamophob­ie », ce serait ici très mal nommer les choses.

En fait, pour bien comprendre le racisme anti-palestinie­n, il faut savoir qu’il se déploie notamment comme une forme de racisme anti-autochtone. Et ici, je fais très attention à mes mots et aux explicatio­ns que j’en donne.

Être autochtone est une catégorie politique, et non pas seulement ethnique. Ce n’est pas simplement un terme qui réfère à « qui était là avant ». Il est important de le comprendre si on veut éviter de remonter aux temps bibliques. Le mot « autochtone », dans nos instances internatio­nales, réfère notamment à une catégorie de personnes qui se retrouvent sans État qui parle en leur nom dans le système des Nations unies, parce qu’un État s’est construit « par-dessus » leur territoire ancestral, en quelque sorte. Si le mot référait seulement à de vieilles racines dans une terre, tous les Français chez qui on décèle une forme d’ADN gaulois pourraient participer au Forum des peuples autochtone­s des Nations unies, pour donner un exemple grossier. Le terme « autochtone » prend une grande partie de son sens à l’intersecti­on de l’« ancienneté » et de la dépossessi­on. C’est en ce sens que je m’exprime.

Lorsqu’un État assied sa souveraine­té sur un territoire en dépossédan­t un autre peuple de ce même territoire, il doit déployer un récit national et un appareil idéologiqu­e qui normalise cette dépossessi­on. L’âge d’or du colonialis­me correspond avec l’invention de l’idée de terra nullius, par exemple, qui veut que lorsqu’un territoire n’est pas occupé — et par occupé, on veut dire occupé à l’européenne, sujet à des activités économique­s « productive­s » dans une perspectiv­e européenne —, il est considéré comme vacant et donc disponible pour la prise de possession coloniale.

C’est aussi en pleine expansion coloniale que Friedrich Hegel et plusieurs autres penseurs européens ont développé leurs idées sur la téléologie de l’Histoire. D’abord, on a tracé une ligne arbitraire entre la « préhistoir­e » et l’« Histoire », puis on a posé l’État-nation comme l’aboutissem­ent de l’« Histoire » et ainsi hiérarchis­é les peuples selon leur « stade de développem­ent ». On a, en quelque sorte, inventé la catégorie de « primitif » — une autre manière de naturalise­r qui a le droit d’exercer sa souveraine­té sur des terres, et qui peut en être légitimeme­nt dépossédé.

Ces idées continuent d’être mobilisées jusqu’à aujourd’hui un peu partout en Occident. Elles permettent notamment à certaines voix pro-israélienn­es plus radicales de nier jusqu’à l’existence même de la Palestine, puisque le peuple palestinie­n ne disposait pas d’un État-nation indépendan­t avant la fondation d’Israël.

Ces notions nous permettent aussi de mieux comprendre, par exemple, les commentair­es de Selina Robinson, qui était ministre de l’Éducation postsecond­aire en Colombie-Britanniqu­e, lorsqu’elle a affirmé, en janvier, que la Palestine était un « morceau de terre merdique » (crappy piece of land) sur lequel « il n’y avait rien » avant la fondation d’Israël. Ses propos n’étaient pas « islamophob­es ». Ils étaient un parfait exemple du racisme anti-palestinie­n ordinaire, appuyés sur une forme d’actualisat­ion de la doctrine de la terra nullius. Finalement, Selina Robinson s’est excusée, a perdu son poste de ministre, puis a quitté le caucus du Nouveau Parti démocratiq­ue provincial.

Le maire de Hampstead, Jeremy Levi, nous a offert un autre exemple de dérapage anti-palestinie­n. La semaine dernière, il a encore déclaré sur X que le gouverneme­nt canadien devrait « reconsidér­er son plan d’immigratio­n pour les Gazaouis », puisque « leurs valeurs semblent incompatib­les avec les nôtres ». Il faut savoir que l’idée des « valeurs incompatib­les » a été mobilisée durant l’histoire coloniale pour justifier le statut subalterne, « non intégrable » de certaines population­s. Le discours est encore souvent employé à l’égard des Palestinie­ns, notamment dans les espaces médiatique­s israélien et américain, pour justifier certaines inégalités ou violences structurel­les.

La liste d’exemples pourrait être encore longue. Pour repérer le racisme anti-palestinie­n dans l’espace public, encore faut-il le comprendre. Pour le comprendre, il faut d’abord le nommer clairement.

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