Le Devoir

Le gouverneme­nt fédéral, cette gigantesqu­e machine à angliciser

- Yann Leduc L’auteur enseigne le français langue seconde.

J’habite en Outaouais, à la frontière québéco-ontarienne, où j’enseigne le français langue seconde aux fonctionna­ires fédéraux. Chaque année, le gouverneme­nt fédéral investit des sommes considérab­les pour offrir à ses employés des formations linguistiq­ues en français. Si certains font de réels efforts pour apprendre la langue de Vigneault et réussissen­t leurs examens du premier coup, de nombreux autres ne prennent pas les exigences de bilinguism­e au sérieux et ne réussissen­t qu’après de nombreuses tentatives, malgré des évaluation­s de moins en moins difficiles.

Dans tous les cas, le principal obstacle que les fonctionna­ires fédéraux rencontren­t quand ils essaient d’apprendre le français, de maintenir ou de retrouver leur niveau perdu est le suivant : presque tout, dans la fonction publique fédérale, se passerait en anglais, même à Gatineau, en territoire québécois, où sont situés de nombreux édifices gouverneme­ntaux canadiens. En d’autres mots, une fois le niveau linguistiq­ue minimal pour obtenir une promotion obtenu, sur le papier, pour la forme, la langue de Molière est perçue par nombre d’employés comme étant inutile.

Un autre obstacle évoqué est l’attitude de certains fonctionna­ires francophon­es eux-mêmes envers la politique de bilinguism­e. Mes étudiants me disent souvent : « J’aimerais pouvoir pratiquer mon français au bureau, mais, lorsque j’aborde mes collègues francophon­es dans leur langue, voyant mes difficulté­s ou mon manque de confiance, ceux-ci me répondent presque toujours en anglais, sans doute pour aller plus vite, pour être plus efficace. » Peut-être aussi à cause d’un complexe d’infériorit­é plus ou moins conscient, seraiton tenté d’ajouter.

Certaines anecdotes sont révélatric­es à cet égard. Un jour, tandis que je marchais dans les bureaux d’Affaires mondiales Canada à Gatineau avec une étudiante allophone qui possédait un niveau intermédia­ire-avancé en français, qui était sa troisième langue, quelle ne fut pas ma surprise en voyant son gestionnai­re francophon­e l’aborder en lui lançant : « Hey ! How is the French training ? »

Si le français n’est pas perçu comme utile et valorisant pour les fonctionna­ires fédéraux, même francophon­es, pourquoi se donneraien­t-ils la peine de le parler au bureau ?

Mis à part les réunions d’équipe plus ou moins bilingues où le gestionnai­re se contentera de saupoudrer un peu de français ici et là, il semble que le français des institutio­ns fédérales soit la plupart du temps réduit aux conversati­ons informelle­s entre francophon­es à la cafétéria ou autour de la machine à café, situations de plus en plus rares avec la généralisa­tion du télétravai­l.

Il faudra bien un jour regarder cette réalité en face : oui, le bilinguism­e existe jusqu’à un certain point dans la fonction publique fédérale, et tant que le Québec fera partie du Canada, il faudra l’exiger, mais il reste trop souvent marginal, superficie­l et se pratique souvent à sens unique, du français vers l’anglais.

Si le gouverneme­nt fédéral est le moteur économique de la région Ottawa-Gatineau, on ne réalise pas à quel point il peut être aussi, dans les faits, une gigantesqu­e machine à angliciser pour l’Outaouais et l’Ontario français.

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