Ceci n’est pas un déficit
Il est temps de prendre la juste mesure du désengagement historique de l’État
On entend beaucoup parler, ces tempsci, du « déficit » des sociétés de transport collectif, qui serait à résorber par divers moyens. C’est, selon moi, un choix sémantique inapproprié et qui ne sert que les personnes qui voudraient voir ce service public se marginaliser.
On ne parle pas de « déficit » du système scolaire, de « déficit » du système de santé, de « déficit » du réseau routier.
Ce qui donne de la place à l’idée d’un « déficit » dans le transport en commun, c’est, d’une part, que ce service est délégué au palier municipal et, d’autre part, que les utilisateurs et utilisatrices payent pour son usage, ce qui induit un cadre d’analyse calqué sur le privé. Mais il s’agit là de deux poids deux mesures par rapport aux autres services publics. Personne ne s’attend à ce qu’un hôpital ou une école soient directement rentables, et il n’y a pas de raison de penser autrement pour le transport en commun.
La bonne manière d’aborder la question, ce n’est pas de demander « Comment résorber le déficit ? » mais plutôt « Quel niveau de service public voulons-nous ? ».
Un déséquilibre
Plutôt que de calculer le « déficit » des sociétés de transport collectif, prenons d’abord la mesure des conséquences du désengagement historique de l’État dans le transport en commun. Tous ceux qui travaillent dans le domaine sont bien au courant du déséquilibre qui prévaut en matière de financement des réseaux de transport. Depuis la réforme Ryan de 1991, le soutien de l’État au transport en commun se limite presque exclusivement aux immobilisations, les opérations étant essentiellement à la charge des municipalités. Le budget de fonctionnement des sociétés de transport repose ainsi principalement sur la contribution municipale et les droits de passage et, dans une moindre mesure, sur les droits d’immatriculation des véhicules routiers et un peu d’appui gouvernemental au développement de l’offre.
Or, comme tout service public, le transport en commun n’est pas en soi une activité rentable. Une société de transport qui augmente son offre de service va, certes, augmenter un peu ses revenus d’achalandage, mais elle va aussi augmenter ses dépenses.
En faisant le choix du transport en commun, une ville se prépare donc à devoir assumer un budget de fonctionnement plus élevé. (Inversement, une ville qui ne développe pas ce service, s’en remettant au réseau routier supérieur pour accueillir les nouveaux déplacements, le fait à coût nul. En effet, c’est alors le gouvernement qui assume tout : construction, élargissement, entretien, réfection des routes.)
Pourtant, le transport en commun est loin de servir uniquement des intérêts et des besoins locaux. Tout devrait inciter l’État à assumer le leadership du développement du transport collectif, qui a de grands impacts sur l’économie québécoise, constitue un filet social essentiel et s’est révélé un outil indispensable sur le plan environnemental et pour la santé.
Réduire l’usage de la voiture et augmenter la part du transport en commun est une priorité affirmée de nombreuses politiques gouvernementales, de la Politique de mobilité durable au Plan pour une économie verte, en passant par la Politique gouvernementale de prévention en santé, la Politique nationale de l’architecture et de l’aménagement du territoire et le Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétiques. Cela fait donc au moins cinq ministres qui comptent sur le développement du transport en commun pour atteindre leurs cibles. L’État ne peut pas se désengager du dossier.
Un modèle à revoir
Toutefois, le transport en commun est aussi un choix local, et les villes devront contribuer davantage à son développement, notamment en se saisissant de leurs nouveaux pouvoirs de taxation. Cela leur donnera davantage d’autonomie financière et plus de latitude pour concrétiser leurs visions pour le territoire. On attendra bien sûr du premier ministre et de la ministre des Transports et de la Mobilité durable qu’ils contribuent à ce nouveau cadre financier et qu’ils appuient résolument les élus locaux qui agiront pour mieux financer le transport en commun.
Mais il ne s’agit pas de résorber un « déficit ». Il s’agit de se donner les moyens d’avoir le niveau de service de transport collectif dont nous avons besoin. Le véritable déficit, actuellement, c’est le manque de services partout sur le territoire. De nouveaux quartiers se développent dans les banlieues, dans les centres urbains et dans les villages du Québec. Pendant ce temps, l’offre stagne, donc elle se détériore. Va-t-on vraiment dire aux citoyens : « Payez plus, recevez moins » ?
Il est plus que temps de revoir le modèle de financement du transport en commun. La crise actuelle exige d’établir une cible de croissance des services et de se donner les moyens de l’atteindre. Sinon, nous n’avons pas fini de creuser le déficit social et environnemental du manque de transport en commun. Tout le monde devra assumer le leadership. Et la première chose à faire est d’arrêter d’entretenir l’épouvantail des « déficits ».