L’ère de la violence
L’équipe de la section environnement du journal The Guardian a eu une très bonne idée : sonder des centaines d’experts sur le climat afin de recueillir leurs pronostics sur le réchauffement climatique et leurs sentiments face à l’avenir. Sans surprise, les 380 répondants brossent un portrait des plus sombres, tant sur le plan empirique que sur celui des affects.
Les personnes interrogées ont toutes joué un rôle clé dans la production des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) depuis 2018. Parmi elles, 70 % croient que le réchauffement dépassera la barre des 2,5 degrés par rapport à l’ère préindustrielle d’ici la fin du siècle. Près de la moitié de ces scientifiques (42 %) croit que l’on pourrait même dépasser les 3 degrés de réchauffement et seuls 6 % disaient encore croire qu’il est possible de limiter le réchauffement à 1,5 degré — soit le seuil fixé lors de l’Accord de Paris, en 2015.
Il va sans dire que les sentiments exprimés vont de pair avec la noirceur de ces scénarios : désespoir, colère, angoisse, tristesse, abattement. De manière particulièrement frappante, les propos des scientifiques interrogés évoquent tout d’abord la souffrance humaine à laquelle nous allons invariablement assister dans les années et les décennies à venir.
Les catastrophes naturelles auxquelles nous assistons au présent — vagues de chaleur, inondations, tempêtes, glissements de terrain, famines, incendies — provoquent déjà leur lot de drames, de violence, de déracinement. Tout cela alors que nous frisons à peine le seuil du 1,5 degré. De quoi aura l’air un monde 2,5, voire 3 degrés plus chaud ?
Ce sera, avant tout, un monde violent, très violent, prédisent les experts interrogés. Un monde où des centaines de millions, voire des milliards de personnes, seront poussées à l’exil, parce qu’il ne sera plus possible d’habiter de grands pans de territoires. Dans ce monde, les systèmes alimentaires s’effondreront, des villes entières seront englouties par les eaux, les pandémies se multiplieront et faucheront des vies.
L’enchaînement des témoignages donne le vertige ; le ton, la certitude quant au fait que nous nous sommes déjà engagés sur la voie d’un tel futur. Un futur proche, palpable, du genre : nous le verrons de notre vivant, et les plus jeunes générations auront une existence radicalement différente de la nôtre.
Un élément qui ressort des impressions transmises au Guardian par les scientifiques interrogés est l’idée que ce sort terrible demeure intimement lié à l’action politique. La violence du futur sera, à bien des égards, exacerbée, ou au contraire, tempérée, par la réponse politique à la crise climatique.
Or, on le sait, le ton, chez nous comme ailleurs, est au mieux celui de l’optimisme niais. On trouve encore à se réjouir d’engagements minimaux, de solutions cosmétiques ou de promesses incertaines, alors que des bouleversements fondamentaux sont à nos portes. De la taxe carbone aux mirages du développement de la « filière batterie », l’absence totale de leadership pour développer une réelle résilience climatique est stupéfiante. Un répondant anonyme au sondage le résumait en ces termes :
« We live in an age of fools. »
Il y a aussi là une profonde faillite morale, surtout dans les pays du Nord global, où il est encore possible soit d’ignorer les crises, ou alors d’y faire face dans un confort relatif, grâce aux ressources que nous accaparons. Une iniquité obscène dans la possibilité même de s’adapter aux changements climatiques, voilà aussi ce qui marquera notre siècle.
Comme le faisait remarquer au Guardian Stephen Humphreys, professeur à la London School of Economics et comptant parmi les auteurs principaux du rapport spécial du GIEC sur l’objectif de réchauffement de 1,5 degré, le calcul fait aujourd’hui par les décideurs de pays comme les États-Unis, le Canada, Royaume-Uni ou d’autres pays producteurs de pétrole, est de surfer sur une trajectoire qui mise sur le sacrifice des populations du Sud global. « Un monde dans lequel les plus vulnérables vont souffrir, pendant que les mieux nantis vont espérer garder la tête hors de l’eau », conclut-il.
Une montée des discours antiréfugiés
Alors qu’on observe, à l’échelle de notre petite province, une montée claire des discours antiréfugiés sous prétexte que nous aurions déjà fourni notre part d’efforts dans l’accueil de la misère du monde, on se dit que le calcul est bel et bien celui-là : s’emmurer dans notre relative abondance, protéger jalousement notre droit proclamé à la survie, au détriment des moins chanceux.
Il faut interroger les fondements de cette politique du laisser mourir, et proposer d’autres options qui envisagent un réel partage des possibilités d’adaptation aux changements climatiques. Les événements catastrophiques sont désormais inévitables, mais nous avons encore le contrôle sur l’humanité de notre réponse aux crises — c’est-à-dire sur l’intensité de la violence et des injustices que nous laisserons se déchaîner sur les populations les plus affectées par les changements climatiques. Il y a là peut-être une lueur d’espoir. Nous ferons nécessairement face, sans relâche, à la perte, à la souffrance, à de nombreux deuils de ce qu’a été le monde ; réussirons-nous à refuser de sacrifier notre humanité ?