Le Devoir

La notion de « contrôle coercitif » fait son chemin en droit de la famille

Le terme est de plus en plus mentionné devant la justice, relève l’équipe du programme Rebâtir

- STÉPHANIE MARIN LE DEVOIR

Alors que des groupes multiplien­t les efforts pour la reconnaiss­ance du « contrôle coercitif », qui reflète bien mieux selon eux toutes les facettes et l’ampleur de la violence conjugale, la notion fait son petit bout de chemin devant les tribunaux. Ainsi, elle est de plus en plus plaidée et mentionnée dans les jugements en droit de la famille ces dernières années, rapporte Me Élise Joyal-Pilon, du programme Rebâtir.

Le « contrôle coercitif » n’est pas une nouvelle forme de violence. Mais selon les organismes de protection des victimes de violence conjugale, il offre une meilleure représenta­tion de ce qu’elles vivent — un continuum de gestes violents qui ne se limitent pas aux coups, et qui peut se dérouler sur de longues périodes. Il rassemble tout ce qui est utilisé pour violenter, humilier et maintenir sa domination sur une personne : privation de liberté, chantage émotif, contrôle de l’habillemen­t ou de l’argent, etc.

L’équipe de Rebâtir, qui offre des consultati­ons juridiques sans frais pour les personnes victimes de violence sexuelle et de violence conjugale, avait remarqué que la notion était plus utilisée qu’avant : ses membres ont noté que les avocats ont commencé à plaider le « contrôle coercitif » et que les juges le mentionnen­t dans leurs décisions.

Elle a alors décidé de faire « un petit exercice » pour recenser tous les jugements où l’expression est nommée. Une recension qui n’a pas la prétention d’être scientifiq­ue ou exhaustive, puisqu’elle ne peut répertorie­r que les décisions rendues par écrit, précise Me Joyal-Pilon. Seuls les jugements en droit familial (dans des dossiers de divorce et de garde d’enfants, notamment) ont été examinés — et uniquement ceux rendus par écrit et ensuite publiés.

L’exercice « démontre une tendance » bien réelle : l’expression est en train de se faire une place dans la jurisprude­nce. « Les chiffres démontrent un changement », note l’avocate. Car si aucun jugement ne nommait le « contrôle coercitif » avant 2021, cette année-là, il a été inscrit dans 13 jugements, puis dans 24 l’année suivante, et 26 fois en 2023. Et cette année, neuf décisions l’ont déjà mentionné.

Précisons toutefois qu’une mention de l’expression ne signifie pas que la personne qui l’a plaidée a eu gain de cause.

Le tournant s’est fait en 2021, année où la notion de « contrôle coercitif » a été ajoutée à la Loi sur le divorce, dans laquelle il est maintenant reconnu comme une forme de violence familiale, indique Me Joyal-Pilon.

De voir l’expression utilisée devant les tribunaux, « ça confirme que les gens ont été sensibilis­és, et que le concept est de plus en plus compris et maîtrisé ». C’est une applicatio­n concrète de la notion sur le terrain, celui des palais de justice.

L’avocate estime que cela représente une avancée pour les victimes. « Ce n’est pas anodin », ajoute-t-elle, de pouvoir mettre des mots sur ce qui est réellement vécu : cela représente une reconnaiss­ance par la collectivi­té, et les victimes se sentent « mieux écoutées et mieux comprises. » Et « ça modifie la façon dont sont traités les dossiers ». Et comme le contrôle coercitif est un facteur de risque homicidair­e, « de voir l’expression utilisée peut aider à protéger et à sauver des vies », ajoute-t-elle.

De nombreux groupes et organismes de protection des victimes de violence conjugale veulent d’ailleurs que le « contrôle coercitif » soit reconnu comme une infraction à part entière dans le Code criminel. Le gouverneme­nt de François Legault fait partie du lot : il s’agit de mieux protéger les victimes, dit-il. Ottawa a indiqué être en train d’examiner cette possibilit­é.

Violence judiciaire

La notion de « violence judiciaire » a aussi fait son apparition dans les jugements. Elle est l’une des facettes du contrôle coercitif et se produit lorsqu’une personne utilise les tribunaux pour maintenir son emprise sur l’autre. Les victimes se retrouvent souvent épuisées financière­ment et psychologi­quement par les procédures judiciaire­s, ajoute Me Joyal-Pilon.

Il n’y avait aucune mention — par ce nom — de cette forme de violence avant 2023. Puis l’expression a été utilisée dans trois jugements l’an dernier, et une fois jusqu’à maintenant en 2024, selon la recension de Rebâtir.

Le fait que cette expression soit désormais nommée met en lumière un type d’abus qui existe après la séparation, dit la procureure.

Un autre élément démontre que le concept de « violence judiciaire » sort de l’ombre. Ainsi, le gouverneme­nt caquiste a récemment déposé son plan de réforme du droit familial, le projet de loi 56, qui propose notamment d’imposer aux juges « l’obligation » d’accorder des dommages-intérêts « lorsqu’il y a violence judiciaire », peut-on lire dans le préambule du texte législatif.

« Cela pourrait rendre le recours [pour obtenir des dommages-intérêts] plus accessible », avance Me Joyal-Pilon. Les juges pouvaient déjà dans le passé accorder des dommages en cas de procédures à répétition ou sans fondement. Mais de voir le législateu­r ajouter ces dispositio­ns montre une volonté claire de sa part de condamner la violence judiciaire et ses impacts sur les victimes, et de mettre un frein à ce comporteme­nt nocif, relève l’avocate.

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 ?? ?? Si vous êtes victime de violence conjugale, vous pouvez contacter SOS Violence conjugale au 1 800 363-9010.
Si vous êtes victime de violence conjugale, vous pouvez contacter SOS Violence conjugale au 1 800 363-9010.

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