Le Devoir

La loi et l’ordre, le retour

- ÉLISABETH VALLET

Vous savez ce qui les arrête ? En tuer quelques-uns. » Nous sommes en septembre 1971. Le président Nixon discute avec son chef de cabinet, Bob Haldeman, de la répression du soulèvemen­t au centre correction­nel d’Attica, à New York. Depuis les événements de 1968 et la campagne électorale présidenti­elle raciste de George Wallace, « la loi et l’ordre » est devenue le credo décomplexé du Parti républicai­n. D’ailleurs, Nixon poursuit : « Vous vous souvenez de Kent State ? Ça a eu un sacré effet, l’affaire Kent State ! »

Kent, Ohio. Cette petite ville de 27 000 habitants, dont la population double lorsque les étudiants arrivent dans le campus, aurait pu être sans histoire. Mais elle est traversée par une plaie béante qui refuse de cicatriser. Il n’est pas possible d’entrer dans le campus de l’Université d’État de Kent sans trébucher sur son passé et accomplir un pèlerinage mémoriel au pied de la gigantesqu­e sculpture d’acier signée Don Drumm, percée d’un trou dessiné par une balle. Le monument est fait de quatre blocs de granite. Et les quatre courts poteaux au pied de la colline sont surmontés des petites pierres déposées par les visiteurs. Quatre marqueurs pour rappeler les étudiants tombés le 4 mai 1970 sous les tirs de la garde nationale de l’État de l’Ohio, alors qu’ils manifestai­ent.

La commission Scranton, chargée d’enquêter sur les événements, conclura que « même si les gardes faisaient face à un danger, il n’était pas tel qu’il appelait à une force mortelle. […] Cette tragédie doit marquer la dernière fois que des fusils chargés sont remis à des gardes confrontés à des manifestan­ts étudiants ». Ce rapport, disponible en ligne, offre un mode d’emploi d’une acuité qui justifiera­it aujourd’hui sa lecture par les chefs de police, décideurs politiques et autres présidents d’université.

De toute évidence, en 2024, tel n’est pas le cas.

Pour le professeur Robert Cohen, historien de l’activisme étudiant, ce qui est inédit au XXIe siècle est qu’une contestati­on de cette ampleur trouve son point de départ dans les campus universita­ires : de l’opposition à la guerre en Irak, au tracé des pipelines ou du mur frontalier, les mouvements Occupy Wall Street et Black Lives Matter, les manifestat­ions de femmes se sont plutôt tenus, pour l’essentiel, dans les rues. À travers le monde, les unes ont affiché les images et remis en question la violence de la répression policière dans les campus à Austin, à La Nouvelle-Orléans, à Atlanta, à Boston, à Los Angeles, à Edwardsvil­le ou, près d’ici, à Dartmouth au New Hampshire. De fait, si le nombre de manifestat­ions étudiantes a triplé au cours du mois dernier, le nombre d’interventi­ons policières, explique l’Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), a quadruplé dans le même temps.

Or, depuis la présidence de Bill Clinton, le programme 1033 permet aux services de police de bénéficier de transferts de matériel militaire dont se départ le Pentagone. On y trouve de véritables armes de guerre : des véhicules blindés antimines, des lancegrena­des, des fusils d’assaut M-16, qui équipent désormais les corps policiers, y compris les polices universita­ires. Plusieurs études — comme celle publiée en 2023 dans le Journal of Conflict Resolution, sous la plume des professeur­s Stavro et Welch — confirment le lien entre équipement­s policiers et violence exacerbée. Une patrouille en véhicule blindé et lourdement armée risque moins de faire de l’interventi­on policière de proximité.

La dangerosit­é de l’emploi de ces armes en contexte civil est telle que durant la répression policière à Ferguson, le gouverneme­nt Obama a restreint l’applicatio­n du programme 1033 — une dispositio­n sur laquelle est revenu le gouverneme­nt Trump en 2017.

Mais il y a plus. Le US Protest Law Tracker recense les lois antimanife­stations. En sept ans, 297 projets de loi restreigna­nt et contrôlant l’exercice du droit de manifester ont été déposés dans 45 États : 43 ont été adoptés, 28 sont en voie de l’être. Le Centre internatio­nal pour le droit des organisati­ons à but non lucratif analyse la proliférat­ion de lois antiémeute­s, particuliè­rement notable depuis 2017, alors même que, comme le montrent les professeur­s Jeremy Pressman et Erica Chenoweth à travers leur Crowd Counting Consortium, les mouvements de contestati­on récents sont très majoritair­ement pacifiques.

Ce qui inquiète est le vocabulair­e utilisé dans ces textes, vague au point de ne définir précisémen­t ni le délit ni la conduite sanctionna­ble, évasif au point de pouvoir assimiler toute manifestat­ion pacifique à une émeute. Par exemple, dans plusieurs États, bloquer une rue ou un trottoir sans autorisati­on peut désormais mener à la prison (une année au Tennessee).

De multiples lois relatives aux infrastruc­tures critiques, qui comprennen­t jusqu’aux poteaux téléphoniq­ues, sanctionne­nt des délits de manifestat­ion « à proximité des lieux » et établissen­t des délits de « conspirati­on ». Dans le même temps, des lois comme celles votées en Oklahoma absolvent un conducteur qui foncerait sur des manifestan­ts si, comme en Floride, la victime a « vraisembla­blement participé » à une « émeute ».

Cette situation a donc des implicatio­ns qui vont au-delà de l’objet des manifestat­ions actuelles, peu importe où l’on se tient dans cette équation complexe. Parce que la répression violente appelle l’escalade — c’est documenté. Parce que l’escalade est instrument­alisée par les partisans de la loi et l’ordre qui visent une catégorie précise de manifestan­ts (on a finalement peu entendu parler de la croissance des rassemblem­ents et manifestat­ions néonazis, suprémacis­tes, ouvertemen­t antisémite­s au cours de la dernière année). Parce que l’arsenal juridique actuel, épars, pourrait être mobilisé derrière une idéologie unique.

Parce que cette dérive fait l’affaire de nombre d’acteurs à travers le monde, qui, comme l’explique Anne Applebaum dans The Atlantic, de la Chine à la Russie, font lit commun avec les MAGA (Make America Great Again) pour discrédite­r la démocratie libérale. Car l’érosion de la démocratie américaine représente un moyen d’affaiblir la dissidence chez eux et de renforcer leur positionne­ment géopolitiq­ue à l’internatio­nal. Ce n’est pas un hasard si l’Iran a fait jouer en boucle les images de la répression policière dans les campus américains dans ses médias. D’une pierre deux coups, la dissidence n’a plus de modèle. Et le modèle a perdu son gouvernail.

 ?? ?? Professeur­e en études internatio­nales au CMR-Saint Jean et essayiste, Élisabeth Vallet est directrice de l’Observatoi­re de géopolitiq­ue de la Chaire RaoulDandu­rand.
Professeur­e en études internatio­nales au CMR-Saint Jean et essayiste, Élisabeth Vallet est directrice de l’Observatoi­re de géopolitiq­ue de la Chaire RaoulDandu­rand.

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