Le Devoir

Dans l’incertitud­e face à l’inconnue trumpiste

Les Ukrainiens observent avec angoisse l’élection présidenti­elle américaine qui se profile

- PATRICE SENÉCAL COLLABORAT­EUR À KIEV LE DEVOIR

Sur les rives du Dniepr, à 7000 kilomètres de Washington, l’Ukraine en guerre observe avec une certaine angoisse l’élection présidenti­elle américaine qui se profile. Car l’issue du face-à-face de novembre opposant Donald Trump à Joe Biden pourrait bien décider du sort du pays, dont la situation se dégrade sur le front de l’Est.

« Toute ma famille, mes amis et moi-même sommes très inquiets d’une réélection de Donald Trump », admet Diana Kudrytska, une jeune mère de 26 ans rencontrée dans un train en direction de Kiev et qui habite en banlieue de la capitale.

Sa crainte d’un arrêt net du soutien américain, principal levier de résistance de Kiev face à l’envahisseu­r russe, est partagée par beaucoup d’Ukrainiens.

L’ancien président américain, connu pour ses propos complaisan­ts à l’égard de Vladimir Poutine, s’est vanté plus d’une fois de pouvoir résoudre « en 24 heures » la guerre russo-ukrainienn­e. Or, le Washington Post a révélé au début d’avril les véritables intentions du populiste en cas de victoire à la présidenti­elle, des intentions lourdes de conséquenc­es pour l’Ukraine : la cession forcée de territoire­s occupés par la Russie, notamment la Crimée et le Donbass, en contrepart­ie d’un cessezle-feu. Un scénario qui irrite dans une Ukraine martyrisée, où les crimes de guerre russes se sont multipliés.

« Si Trump nous pousse à accepter cela, alors nous perdrons nos territoire­s et la population qui y vit, car les Russes n’ont que faire de la vie humaine, eux qui emploient la torture », craint Diana.

Paradoxe

Un retour de Donald Trump à la Maison-Blanche plongerait l’Ukraine dans « l’incertitud­e », reconnaît Volodymyr Fessenko, directeur du centre d’études politiques Penta à Kiev.

Des doutes subsistent quant à sa politique vis-à-vis de l’Ukraine, plus imprévisib­le et ambivalent­e qu’on ne le croit. « En 2016, même si Trump a fait de nombreuses déclaratio­ns antiukrain­iennes, lorsqu’il est devenu président des États-Unis, en janvier 2017, il n’a jamais reconnu la Crimée comme russe. […] Au final, les relations américano-russes n’ont fait que se détériorer sous sa présidence, et l’Ukraine a reçu pour la première fois des armes létales des États-Unis [des missiles antichars Javelin] sous Trump. »

Un paradoxe qui pourrait bien se reproduire, selon l’analyste, en cas de retour au pouvoir du candidat du Grand Old Party. « Il est très probable qu’il poussera l’Ukraine à engager des pourparler­s de paix avec la Russie, mais il exigera également des concession­s de la part de la Russie, notamment dans ses relations avec la Chine. Il est très improbable, par contre, que [Moscou] s’engage dans une telle voie, moyennant quoi Trump pourrait faire des gestes en faveur de l’Ukraine. »

Kiev, soucieux de préserver sa neutralité, se prépare au retour du populiste. Aussi des dirigeants ukrainiens entretienn­ent-ils « certains contacts avec des représenta­nts influents du Parti républicai­n, avec des membres de l’ancien gouverneme­nt Trump », dit encore M. Fessenko. « Ce qui n’est pas évident puisque le Parti républicai­n compte à la fois des partisans et des opposants au soutien à l’Ukraine. […] Il existe donc des risques considérab­les pour l’Ukraine en cas de nouvelle présidence Trump », analyse l’expert.

Son pays « continuera toutefois à se battre pour son avenir et pour le maintien de son partenaria­t avec les ÉtatsUnis », dit-il. Or, si le milliardai­re américain en venait à cesser d’armer l’Ukraine, l’Union européenne à elle seule ne parviendra­it pas à se substituer au soutien militaire de Washington, qui demeure vital.

Soulagemen­t

Kiev a pu pousser un soupir de soulagemen­t le 20 avril dernier, lorsque le plan d’aide militaire à l’Ukraine a été voté par le Congrès américain. Un déblocage crucial, de plus de 60 milliards de dollars, alors que le spectre d’une défaite commençait à tourmenter le pouvoir. « Si le Congrès n’aide pas l’Ukraine, l’Ukraine perdra la guerre », déclarait en ce sens le président Volodymyr Zelensky au début d’avril.

L’adoption du plan d’aide a été précédée de plusieurs mois de paralysie en raison d’une assemblée noyautée de forces trumpistes, donnant peutêtre un avant-goût d’une éventuelle réélection de Trump.

C’est ce retard américain, couplé à la lenteur des Européens pour remettre en marche leur industrie d’armement, qui explique les débâcles ukrainienn­es des derniers mois. La situation sur le front de l’Est n’a jamais été aussi difficile, de l’aveu même de Kiev. Après la ville d’Avdiïvka en février, c’est Tchassiv Yar, avant-poste décisif de la défense ukrainienn­e de la région de Donetsk, qui menace de tomber aux mains des forces du Kremlin.

Louba, une élégante Kiévienne aux cheveux blancs, ne connaît rien des velléités de Trump. Ce qu’elle sait en revanche, c’est que son fils Ihor, combattant de 50 ans sur le front d’Avdiikka, subit le manque de munitions. « Je prie tous les jours pour lui… Il ne me dit pas tout, pour ne pas que sa maman s’inquiète », confie la femme, qui nous reçoit dans son appartemen­t exigu.

« On est épuisés »

Face aux assauts répétés, l’Ukraine déplore un rapport de feu décuplé en faveur de l’ennemi. Elle a de la difficulté à mobiliser des troupes fraîches pour remplacer les soldats décédés, blessés ou épuisés. Quant à la défense des villes de l’arrière-pays, pilonnées quotidienn­ement, le déficit de missiles antiaérien­s se fait aussi criant.

« On est épuisés, mais on reste positifs, on ne se plaint pas », dit Viktor, un soldat de la 103e brigade qui combat sur le front depuis le début de l’invasion, alors que résonne en arrière-plan le grésilleme­nt d’un talkie-walkie. Joint par Le Devoir, ce médecin de combat a dit préférer taire le nombre de pertes au sein de son unité. « Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’on a beaucoup de travail », indique l’homme, laconique.

Mariia, une habitante de Lviv de 59 ans, espère elle aussi une défaite décisive de Moscou. Mais sa voix empreinte d’inquiétude trahit le moment délicat que traverse son pays, tandis que Moscou s’apprête à lancer une nouvelle offensive d’ici juin. « La contre-offensive de l’été dernier n’a pas réussi parce qu’on n’avait pas assez d’armes. L’Europe n’a pas assez agi. Quant aux États-Unis, j’avais foi en leur soutien au début de l’invasion, mais quand on voit que même Biden n’a pas été en mesure d’agir… »

Son amertume fait écho à la critique de l’analyste Volodymyr Fessenko : « L’indécision et l’incohérenc­e de Joe Biden en matière d’assistance militaire à l’Ukraine ne sont pas moins problémati­ques que celles de Donald Trump. »

Étant donné l’insuffisan­ce du soutien militaire actuel, selon lui, « l’Ukraine a peu de chances de remporter une victoire totale sur la Russie, c’est-à-dire de libérer tous les territoire­s occupés ». Nombre d’Ukrainiens continuent néanmoins d’y croire, en dépit d’un optimisme en berne. À l’instar de Diana, qui s’apprête à prendre pied sur le quai de la gare de Kiev. « Notre armée réussira à chasser les Russes de mon pays. Mais cela ne se produira pas de sitôt, malheureus­ement. »

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