Le Devoir

L’immigratio­n provoque une crise politique en Irlande

Le pays européen le plus ouvert à l’immigratio­n fait face au ras-le-bol de sa population

- CHRISTIAN RIOUX À DUBLIN LE DEVOIR

«Nous, on protège nos enfants. Pourquoi ces gens brûlent-ils leur passeport avant d’entrer en Irlande ? Nous n’en voulons pas ici ! » Ces quatre garçons en colère, qui ne portent visiblemen­t pas les médias dans leur coeur, n’en diront pas plus. Depuis des semaines, ils sont une vingtaine à camper jour et nuit devant un ancien entrepôt de peinture de Coolock, une banlieue nord de Dublin où l’on avait prévu de loger 500 demandeurs d’asile.

Sur des cabanes faites de bric et de broc flottent les trois couleurs de l’Irlande. En cette fin de matinée, de jeunes mères avec leur poussette défilent impassible­s devant des affiches qui proclament « Coolock says NO ! », « Ireland is full ! » et « Irish lives matter ! ». Pour atteindre ce quartier ouvrier depuis la gare Connolly, il faut une heure de bus et remonter la longue route Malahide. Là, on découvre, coincées entre deux centres commerciau­x, de petites maisons ouvrières en crépis et à l’entrée bétonnée alignées l’une derrière l’autre, avec souvent une pancarte « À vendre ».

« Ils ont raison. C’est très bien ce qu’ils font… » nous confie avec un sourire entendu un habitant de l’une d’elles qui ne veut surtout pas s’identifier.

Il y a six semaines à peine, ils étaient un millier, dont un certain nombre de militants venus de toute l’Irlande, à manifester en hurlant les mêmes slogans. Comme une majorité d’Irlandais, les résidents de Coolock expriment dans un langage pas toujours diplomatiq­ue leur ras-le-bol face à la crise migratoire sans précédent qui secoue le pays.

Une crise sans précédent

Le pays européen, qui était jusqu’ici parmi les plus ouverts à l’immigratio­n, vit aujourd’hui au rythme d’une crise sans précédent. Depuis la violente émeute du 23 novembre dernier à Dublin qui a suivi l’attaque au couteau d’un citoyen irlandais d’origine algérienne contre trois enfants à la sortie d’une école, le paysage politique a été bouleversé. En janvier dernier, quelque 66 % des Irlandais estimaient que le pays avait accueilli trop d’immigrants.

La crise a déjà coûté sa tête au premier ministre, Leo Varadka, officielle­ment sanctionné lors d’un référendum constituti­onnel sur la politique familiale, mais où, selon les analystes, la population en a profité pour condamner sa politique migratoire. La ministre de la Justice, Helen McEntee, s’est vue, elle, gratifiée de plusieurs menaces de mort et a dû évacuer sa résidence avec ses deux enfants à la suite d’un appel à la bombe.

« C’est la “tempête parfaite” », dit Keire Murphy, de l’Institut de recherche économique et sociale (ESRI) de Dublin. La chercheuse rappelle que l’Irlande a toujours été un pays d’émigration et non d’immigratio­n : elle n’a commencé à recevoir des immigrants qu’au tournant des années 1990. Et encore, il s’agissait surtout d’une immigratio­n de travail, d’origine européenne. L’an dernier, le nombre de demandeurs d’asile a augmenté de 415 %.

Avec l’arrivée dans un pays d’à peine cinq millions d’habitants de milliers d’Ukrainiens, de Nigériens, de Géorgiens, de Pakistanai­s et de Somaliens, la réalité n’est plus la même, explique la chroniqueu­se Eilis O’Hanlon dans une tribune du Telegraph. Les nouveaux arrivants, écrit-elle, « ont été déversés dans des communauté­s urbaines ou rurales qui se débattaien­t déjà avec un déficit de services et d’investisse­ments ».

Dans ces localités, les projets d’hébergemen­t se sont heurtés à des refus catégoriqu­es, quand ce n’est pas à des manifestat­ions de colère. De Rosscahill, sur la côte ouest, à Cork, dans le sud de l’île, en passant par Rosslare Harbour sur la pointe est, des hôtels et des locaux abandonnés destinés à recevoir les nouveaux venus ont été incendiés. Sans soutenir ces gestes extrémiste­s, 6 électeurs sur 10 réclament aujourd’hui une politique plus restrictiv­e. C’est tout un changement, alors qu’à peine un an plus tôt, un sondage de l’ESRI classait l’Irlande parmi les quatre pays européens les plus ouverts à l’immigratio­n, derrière la Suède, le Luxembourg et le Danemark. En février 2021, le ministre de l’Intégratio­n, Roderic O’Gorman, n’avait-il pas indiqué dans un microbille­t, en huit langues, que l’Irlande allait offrir à chaque demandeur d’asile « les clés de son propre hébergemen­t » ?

« Ils n’ont rien à faire ici »

« On nous a volé notre hôtel », dit Ian, qui travaille au musée Millmount de Drogheda, une ville de la grosseur de Rimouski située à mi-chemin entre Dublin et Belfast. C’est dans cette ville, dont l’écrivain C. S. Lewis avait dit qu’on n’y trouvait que des églises et des pubs, qu’en 1649 Oliver Cromwell se lança à la conquête de l’Irlande royaliste. Sans oublier de passer au fil de l’épée entre 2000 et 3000 habitants.

Le petit monticule fortifié qui abrite le musée est aujourd’hui déserté. « L’hôtel, c’était notre pain et notre beurre, dit Ian. Avant, je touchais des pourboires. Je n’en ai plus depuis que l’hôtel a été réquisitio­nné pour les migrants. »

De l’autre côté de la rivière Boyne, qui traverse la ville, le député du Fine Gael (centre droit) Fergus O’Dowd ne décolère pas. « On nous a pris le seul grand hôtel de la ville. Les gens ne peuvent plus habiter nulle part. D’autant plus que le seul autre hôtel important de la région, le Westcourt, est aussi occupé par des réfugiés. Tout cela s’est fait sans consultati­on. Je l’ai appris une heure avant la réquisitio­n de l’hôtel. » Même les procédures de sécurité nécessaire­s à l’augmentati­on de la capacité de l’hôtel de 240 à 500 lits n’ont pas été respectées, dit le député.

Selon lui, la ville a perdu au moins 10 millions d’euros en revenus touristiqu­es.

Dans tout le pays, plus de 300 hôtels ont ainsi été réquisitio­nnés. Mais c’est loin de suffire à la demande. On estime qu’à Dublin, près de 1000 demandeurs d’asile n’ont pas d’endroit où dormir. Depuis des semaines, 200 d’entre eux — pour la plupart de jeunes hommes dans la vingtaine, originaire­s de l’Algérie, de la Jordanie ou de la Palestine — campaient devant les locaux du Bureau de la protection internatio­nale, à deux pas du parlement. Jusqu’à ce que, le 30 avril dernier, le gouverneme­nt décide de les reloger dans un centre d’accueil à l’extérieur de la ville.

Une décision prise le lendemain de l’annonce de la ministre de la Justice, Helen McEntee, selon qui 80 % des demandeurs d’asile entrent en Irlande en provenance du Royaume-Uni via Belfast, grâce à la libre circulatio­n qui existe entre les deux pays. Le mouvement se serait accentué depuis que Londres a annoncé qu’il transférer­a ses demandeurs d’asile au Rwanda, où seront traités leurs dossiers. « L’expulsion n’est qu’une solution cosmétique », dit la bénévole Olivia Headon, qui consacre une partie de son temps aux migrants, dont une vingtaine étaient déjà revenus avec leurs tentes dès le lendemain de leur expulsion.

« Ces migrants n’auraient jamais dû être là, affirme la députée indépendan­te Carol Nolan. Nous affrontons une vague d’immigratio­n insoutenab­le. Certains fuient les persécutio­ns et la guerre, mais pas tous. Nous avons déjà accueilli plus de 100 000 Ukrainiens et il faut dire clairement au reste du monde que nous ne pouvons pas en accueillir plus. » La députée n’hésite pas à parler de « chaos » dans un pays qui, avant même l’arrivée des migrants, avait besoin de 250 000 logements. « Pourquoi bénéficier­aient-ils d’un logement alors qu’il n’y en a pas suffisamme­nt pour les Irlandais ? Je n’ai jamais vu une telle colère ! »

L’ancienne députée du Sinn Féin estime que certains élus pourraient le payer cher lors des élections locales qui se tiendront le 7 juin prochain, en même temps que les élections européenne­s. « On a l’impression que nos dirigeants vivent sur une île déserte. »

Le Sinn Féin déchiré

On n’était pas du tout préparés à cet afflux de migrants et l’extrême droite en a fait son beurre DAITHÍ DOOLAN

À gauche, on accuse une certaine mouvance d’extrême droite d’avoir manipulé la colère populaire. « On n’était pas du tout préparés à cet afflux de migrants et l’extrême droite en a fait son beurre », dit Daithí Doolan, candidat pour le Sinn Féin aux élections européenne­s. Une extrême droite dont on n’avait pourtant jamais vraiment vu la trace en Irlande, à l’exception de microforma­tions comme l’Irish Freedom Party. Les prochaines élections locales pourraient nous donner une idée de leur progressio­n.

À quelques centaines de mètres de son bureau, situé à deux pas des anciens chantiers navals de Dublin, dans le charmant quartier d’Irish Town, des ouvriers s’affairent à rénover un ancien pub. Le Shipwright a été incendié après qu’une fausse rumeur eut couru qu’il servirait d’abri aux migrants.

Pour cet ancien syndicalis­te devenu conseiller municipal, tout cela est l’oeuvre de l’extrême droite. « L’immigratio­n est loin d’être le problème numéro un en Irlande », dit-il. Une affirmatio­n démentie par les sondages en vue de ces élections européenne­s, où la crise du logement et l’immigratio­n se disputent la première place dans les préoccupat­ions des électeurs.

Doolan veut croire que, comme l’indiquaien­t jusqu’à tout récemment les enquêtes d’opinion, le Sinn Féin formera le prochain gouverneme­nt et qu’il pourra faire avancer la cause de la réunificat­ion avec l’Irlande du Nord. En progressio­n constante depuis les élections générales de 2020, le parti est pourtant aujourd’hui en chute libre. Même s’il demeure en tête, ses soutiens sont passés de 36 % lors de l’été 2022 à 27 % le mois dernier. Parmi les causes, l’électorat traditionn­el du parti, qui se recrute dans les milieux populaires et ouvriers, qui est loin de partager certains avis de ses dirigeants. Quelque 70 % de celui-ci estime qu’il y a trop d’immigrants en Irlande, et une majorité associe l’immigratio­n à l’augmentati­on de la criminalit­é. Une proportion de 52 % est même prête à rétablir des contrôles à la frontière de l’Irlande du Nord. Un comble pour un parti qui se définit comme celui de la réunificat­ion et qui s’était battu pour préserver la libre circulatio­n après le Brexit !

Depuis des mois, ses dirigeants marchent sur une corde raide. Si l’accueil des migrants n’est pas apprécié de son électorat populaire, les restrictio­ns à l’immigratio­n auxquelles le parti a finalem ent dû se résoudre pourraient lui faire perdre le soutien des jeunes diplômés des grandes villes. Un dilemme qu’il devra trancher d’ici les prochaines élections générales, prévues dans moins d’un an.

« En Irlande, nous ne parlons pratiqueme­nt jamais d’immigratio­n », de peur de susciter le racisme, a écrit le chroniqueu­r de l’Irish Times Fintan O’Toole. Un déni que la classe politique irlandaise ne pourra pas se permettre encore longtemps.

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 ?? PAUL FAITH ET PETER MURPHY AGENCE FRANCE-PRESSE ?? En haut, une personne passe devant des rangées de tentes situées devant l’Office de la protection internatio­nale à Dublin, le 30 avril. Celles-ci servent aux migrants et aux demandeurs d’asile qui n’ont nulle part où dormir. Ci-dessus, un véhicule incendié lors des émeutes du 23 novembre dernier en lien avec l’attaque au couteau.
PAUL FAITH ET PETER MURPHY AGENCE FRANCE-PRESSE En haut, une personne passe devant des rangées de tentes situées devant l’Office de la protection internatio­nale à Dublin, le 30 avril. Celles-ci servent aux migrants et aux demandeurs d’asile qui n’ont nulle part où dormir. Ci-dessus, un véhicule incendié lors des émeutes du 23 novembre dernier en lien avec l’attaque au couteau.

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