La nouvelle réalité linguistique des PME québécoises
À l’occasion de la remise des prix Mercuriades de la Fédération des chambres de commerce du Québec, une chose m’a frappé : plusieurs des entreprises en nomination comptaient de nombreux clients hors Québec, dans le reste du Canada, aux ÉtatsUnis, en Europe, en Asie.
Ainsi, on apprend que « la plupart des clients [de Crakmedia, experte en marketing Web] sont en Amérique du Nord et en Europe. » Pour sa part, l’entreprise Direct Impact, spécialiste de la création de logiciels sur mesure, est « établie au Canada anglais, aux États-Unis et en France [et] mène une expansion en Italie ». Enfin, Michel Corriveau, chercheur à MPB Communications, un fabricant d’équipement de télécommunications, confie que « notre marché est très international. Nos derniers clients, par exemple, étaient en Europe, en Asie du Sud-Est, au Brésil, au Mexique, en Inde et au Moyen-Orient ».
Les entreprises québécoises, même les petites ou moyennes entreprises (PME), ont désormais le monde comme marché. Ce fait, trop souvent ignoré, permet de mettre en perspective les plus récentes données sur la langue de travail au Québec. Selon l’Office québécois de la langue française, de 2010 à 2023, la proportion de Québécois utilisant exclusivement le français au travail a diminué de 7,9 points de pourcentage, passant de 46,7 % à 38,8 %. La proportion de personnes employant parfois une autre langue que le français — il s’agit certainement de l’anglais dans la très grande majorité des cas — a donc augmenté au cours de la dernière décennie.
Selon le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, ces statistiques démontrent « qu’il reste encore beaucoup de travail à faire pour que le français reprenne la place qui lui revient ».
Or, quand on sait que de plus en plus de compagnies québécoises ont des clients à l’international, et que l’anglais est la lingua franca des affaires sur la planète, il n’y a rien d’étonnant à ce que cette langue soit davantage parlée en milieu de travail aujourd’hui qu’il y a 13 ans. C’est le résultat d’une économie québécoise qui s’internationalise de plus en plus, parce que des entreprises d’ici réussissent à faire leur place partout dans le monde.
Autrement dit, derrière ces chiffres inquiétants se cache une bonne nouvelle, qui s’inscrit d’ailleurs dans la stratégie d’aide à l’exportation mise en oeuvre par le gouvernement dont fait partie M. Roberge. De dire son collègue de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, il s’agit là d’« un des principaux objectifs de notre vision économique, soit d’accroître la présence des entreprises québécoises sur les marchés de l’exportation et de diminuer le déficit de la balance commerciale du Québec ».
Aujourd’hui, 10 % des PME québécoises sont exportatrices, soit près de 16 000 compagnies de moins de 500 employés.
En soulignant ce fait, je ne cherche surtout pas à minimiser les défis auxquels fait face la langue française dans les milieux de travail au Québec. Il est vrai que l’anglais bénéficie de nos jours d’un puissant effet de mode, entre autres dans le milieu des affaires. C’est pourquoi il n’est pas rare d’entendre des Québécois francophones parler anglais entre eux, comme si l’anglais était une preuve de modernité ou de réussite.
Cet effet de mode doit être contré par des initiatives lancées par l’État québécois, certes, mais surtout par les gens d’affaires eux-mêmes. Pour faire face à ce phénomène culturel, les mesures contraignantes (imposer la loi 101 aux entreprises de 25 à 49 employés, par exemple) seront peu utiles. Il faut plutôt des gens pour donner l’exemple, pour servir de modèles aux jeunes et moins jeunes, en particulier ceux qui ambitionnent de faire carrière ou qui sont déjà actifs en affaires. À cet égard, il faut souligner les efforts faits par le Conseil du patronat du Québec pour accroître l’utilisation du français au travail.
Il reste que, dans l’avenir prévisible, les entreprises québécoises qui décrochent des contrats hors des frontières du Québec n’auront pas d’autre choix que de communiquer avec leurs clients dans la langue internationale par excellence. C’est pourquoi il faut interpréter avec prudence les statistiques sur la langue de travail au Québec.
Ce que plusieurs voient comme la preuve d’un « déclin du français » est, en partie du moins, la démonstration de l’audace des entrepreneurs québécois.