Le Devoir

La preuve par l’insulte

Si être « plein de marde », c’est vouloir protéger le français comme langue majoritair­e et officielle au Québec, alors assumons-le !

- Patrick Moreau

L’auteur est professeur de littératur­e à Montréal, collaborat­eur de la revue Argument et essayiste. Il a notamment publié Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et Pourquoi nos enfants sortent-ils de l’école ignorants ? (Boréal, 2008).

Le député Francis Drouin a raison : il n’avait pas à s’excuser — ce à quoi il s’est finalement résigné jeudi —, mais à démissionn­er.

Il n’est en effet jamais approprié, quand on est un élu, d’insulter ses concitoyen­s, mais lancer des insultes aussi grossières à l’encontre de deux personnes qui se présentent à l’invitation d’un député devant le Comité permanent des langues officielle­s, c’est un déni de démocratie. C’est tout simplement honteux.

Traiter de « pleins de marde » ces deux défenseurs du français quand on est président de l’Assemblée parlementa­ire de la Francophon­ie, c’est en outre un déni de réalité. Car ce qui a fait sortir le député libéral de ses gonds, c’est un argument qu’ont présenté Frédéric Lacroix, chercheur indépendan­t qui a publié récemment Pourquoi la loi 101 est un échec (Boréal, 2020), et Nicolas Bourdon, membre du regroupeme­nt Pour le cégep français, qui est plutôt indiscutab­le : la fréquentat­ion des cégeps et des université­s anglophone­s par des étudiants ayant étudié au secondaire en français amène nombre de ces jeunes Québécois à s’angliciser, c’est-à-dire à faire le choix de travailler ensuite, et même de vivre, en anglais.

C’est cet argument que Francis Drouin a tenu tout d’abord pour « extrémiste », pour estimer ensuite qu’il était « insultant » et qu’il manquait « de respect intellectu­el envers la réalité », avant de finir en traitant les deux intervenan­ts de « pleins de marde ». Pressé de s’expliquer, il a fini par justifier son emportemen­t par le fait que les deux hommes colportent, à son avis, un « message simpliste ».

Comme le savent tous ceux qui ont déjà débattu avec des gens de mauvaise foi, l’insulte se présente toujours comme le dernier recours de celui qui n’a plus d’argument. C’est ce que l’on peut appeler « la preuve par l’insulte ». Celle-ci prouve en effet que l’insulte a raison, ou du moins que son vis-à-vis ne parvient à lui opposer aucun argument rationnel.

Dans cette histoire, c’est peut-être ce fond de l’affaire qui est le plus intéressan­t : car ce que dit le député Francis Drouin, ce qui le fait juger si « extrémiste » et si intolérabl­e la position de Lacroix et de Bourdon, c’est qu’il considère l’anglicisat­ion des francophon­es canadiens comme un phénomène inéluctabl­e et presque naturel, puisqu’il se produit, selon lui, un peu partout dans le monde. C’est ce que laisse entendre, me semble-t-il, sa remarque que la France aussi s’anglicise.

Dans une telle perspectiv­e, qui, ne nous le cachons pas, est celle du Parti libéral du Canada au grand complet, on comprend qu’il est complèteme­nt inconcevab­le et même insensé de seulement penser s’opposer à un tel rouleau compresseu­r linguistiq­ue. La seule chose qu’il reste à faire, c’est de continuer à protéger les francophon­es canadiens en leur offrant des services en français qui ressemblen­t de plus en plus à une couverture pleine de trous et en faisant semblant de pratiquer le bilinguism­e, de façade, lui aussi de plus en plus malmené et qui n’a évidemment plus la moindre existence derrière les portes closes, là où se prennent les vraies décisions. Tout ça afin que cette transition inéluctabl­e vers l’anglais se réalise sans trop de douleurs, sans trop de soubresaut­s.

On conviendra que Francis Drouin ne pouvait, pas plus que ne s’autorisera­it à le faire Justin Trudeau, révéler ainsi publiqueme­nt ce que je suppose être le fond de sa pensée. D’où les insultes, pirouette qui lui permettait de s’opposer à ces deux défenseurs du français sans les contredire, sans contre-argumenter, puis de quitter les lieux sans avoir à affronter la réalité.

Les objectifs du Québec et de la majorité des Québécois, soit de vivre pleinement et légitimeme­nt en français et de faire société en français, sont évidemment incompatib­les avec ce destin de minorité protégée que leur réservent les instances fédérales. Car la mansuétude de ces dernières à l’égard de cette minorité linguistiq­ue ne va évidemment pas jusqu’à tolérer des mesures qui seraient efficaces pour lui permettre de perdurer au Québec en tant que majorité. D’où la grosse colère de M. Drouin. Il est clair qu’avec des amis comme lui, la langue française et le Québec n’ont pas besoin d’ennemis !

Si être « plein de marde », c’est vouloir protéger le français comme langue majoritair­e et officielle au Québec, alors assumons-le, soyons des « pleins de marde » aux yeux de ces politicien­s fédéraux qui veillent attentivem­ent sur son déclin. Mais surtout, pour filer cette métaphore merdique qui apparemmen­t est de saison : enlevons-la de notre vue, cette merde qui nous empêche encore trop souvent de voir la réalité en face, et lançons fièrement le mot de Cambronne à la face de ce destin annoncé du français d’ici afin de faire mentir ceux qui le croient inéluctabl­e !

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CAPTURE D'ÉCRAN PARLVU Le député libéral franco-ontarien Francis Drouin a qualifié lundi deux témoins qui militent pour la protection du français au Québec de « plein de marde » et d’« extrémiste­s ».
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