Le Devoir

La mémoire des vainqueurs

Nos ancêtres ont trop souvent souffert, ils ne méritent pas d’être chosifiés entre les murs d’un musée au service de l’État

- Marc-André Cyr L’auteur est historien politique.

L’avènement d’un Musée national de l’histoire du Québec dévoile beaucoup de choses sur notre relation au passé. Plus précisémen­t, il nous renseigne sur la relation intéressée qu’entretienn­ent les hommes d’État avec l’histoire et la mémoire.

François Legault le dit avec une franchise toute personnell­e : il veut que ce musée rende les Québécois « fiers » d’eux-mêmes. La fierté, pourquoi pas… Mais fiers de quoi, au juste ? Fiers des métissages ou de leur interdicti­on par l’État ? Fiers des combats du syndicalis­te Michel Chartrand ou des juges qui ont ordonné son incarcérat­ion à plusieurs dizaines de reprises ? Fiers d’Hydro-Québec ou des terres spoliées sur lesquelles reposent ses succès ? Fiers des sympathies fascistes de l’élite des années 1930 ou des militants communiste­s partis en Espagne défendre la République contre Franco ? Fiers de la violente révolte contre la conscripti­on de 1917-1918 ou d’Henri Bourassa qui les condamnait ?

La nation sans question

Analogue à la biographie d’un individu en croissance, cette histoire est inévitable­ment unifiée et simplifiée. Elle devient le récit des longs hivers de la survivance surmontés avec courage par nos ancêtres avant que le printemps de la nation contempora­ine ne fleurisse enfin. Ce n’est d’ailleurs pas un musée sur l’histoire du « Québec », nous dit Mathieu Lacombe, ministre de la Culture, mais un musée de l’histoire de la « nation ». Il dit vrai. Animé d’une légère dose supplément­aire de rigueur ou de franchise, il aurait toutefois pu ajouter qu’il s’agira d’un musée « nationalis­te » de la nation québécoise.

La nation n’est pas hors de l’histoire. Elle est une constructi­on moderne. C’est le nationalis­me qui a fabriqué la nation, et non l’inverse.

Selon Éric Bédard, nommé par Québec au comité « scientifiq­ue » chargé d’établir le contenu du musée, ce récit commence en 1608. À ce moment, pourtant, les États et les nations européenne­s ne sont pas encore constitués dans leur sens moderne. Les rois colonisent en leur propre nom et en celui de leur royaume, non pas en celui de la nation. Ce sont des « sujets » du roi et non des « citoyens » qui tentent de conquérir les territoire­s autochtone­s ; ces sujets ne possèdent d’ailleurs aucune conscience « nationale ».

Entre les murs du musée, l’histoire nationale possédera cependant un étrange passé qui précédera la nation elle-même. On comprend facilement pourquoi cette approche est utile aux politicien­s, mais elle n’est certaineme­nt pas un concept « scientifiq­ue ». Ce regard suppose que le présent (autrefois le futur) était nécessaire­ment en germe dans le passé. Écrire de cette manière l’histoire, c’est l’écrire à l’envers.

Afin de « célébrer ce parcours unique », comme le dit Legault, ce récit doit donc orienter notre voyage vers le passé à partir des repères d’aujourd’hui. Cette histoire altère jusqu’à la géographie. Alors que l’Amérique du Nord restera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle habitée par plusieurs dizaines de peuples autochtone­s rassemblan­t des centaines de milliers d’individus, ce récit mettra inévitable­ment l’accent sur les petits villages fortifiés de quelques centaines d’habitants.

La constructi­on d’un parcours tout aussi « unique » qu’enchanté rend cet anachronis­me impératif. Pour écrire ce roman national, il faut écarter ce qui est considéré comme superflu ou « incohérent ». On se demande bien comment le musée traitera non seulement des Autochtone­s, mais également des Franco-Américains et des Acadiens, des Métis… Et que faire des Canadiens français hors Québec ? Autant d’identités peuplant notre passé, mais qu’il sera difficile d’aplanir sous le concept un brin théologiqu­e de la nation éternelle.

L’élite narcissiqu­e

Cette histoire s’écrit également « par le haut ». Legault et Bédard le disent avec une franchise décomplexé­e : ce récit est celui des « grands » personnage­s et des « grands » événements. Un roman a besoin de héros, d’ennemis et de traîtres, non ? Cette histoire s’intéresse aux idées et aux actions des classes dominantes ou de ceux qui ont la capacité de peser sur elles. Elle trace la genèse des idées « victorieus­es » qui ont influencé le cours de l’histoire, voire qui continuent d’agir sur lui.

Les idées et les actions des subalterne­s, des classes populaires et des exclus ne sont pas traitées à la même hauteur que celles de l’élite. Comme le souligne le philosophe Walter Benjamin, ce grand parcours nie les révoltes avortées et les utopies, les vaincus et les sans-noms. Il n’est rien de plus que la quête de légitimité de l’élite actuelle, à la recherche de son reflet dans l’élite d’autrefois.

En vérité, un regard objectif sur l’histoire refuse d’y chercher réconfort ou fierté. Il saisit le passé avec tout ce qu’il contient d’irréductib­le, de tragique et d’étrange. Le passé ne devrait pas être sommé de nous rendre « fiers ». Il est le lieu de la haine, des conflits, des guerres, de la misère et des inégalités tout autant que celui des amitiés, des alliances, des amours et de la bravoure.

Nos ancêtres ont trop souvent souffert. Ils ne méritent pas d’être ainsi chosifiés, une fois de plus, entre les murs d’un musée au service de l’État. Le passé ne nous doit rien. C’est l’inverse qui est vrai.

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YAN DOUBLET ARCHIVES LE DEVOIR Le Musée national de l’histoire du Québec prendra forme dans le pavillon Camille-Roy du Séminaire de Québec.

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