La mémoire des vainqueurs
Nos ancêtres ont trop souvent souffert, ils ne méritent pas d’être chosifiés entre les murs d’un musée au service de l’État
L’avènement d’un Musée national de l’histoire du Québec dévoile beaucoup de choses sur notre relation au passé. Plus précisément, il nous renseigne sur la relation intéressée qu’entretiennent les hommes d’État avec l’histoire et la mémoire.
François Legault le dit avec une franchise toute personnelle : il veut que ce musée rende les Québécois « fiers » d’eux-mêmes. La fierté, pourquoi pas… Mais fiers de quoi, au juste ? Fiers des métissages ou de leur interdiction par l’État ? Fiers des combats du syndicaliste Michel Chartrand ou des juges qui ont ordonné son incarcération à plusieurs dizaines de reprises ? Fiers d’Hydro-Québec ou des terres spoliées sur lesquelles reposent ses succès ? Fiers des sympathies fascistes de l’élite des années 1930 ou des militants communistes partis en Espagne défendre la République contre Franco ? Fiers de la violente révolte contre la conscription de 1917-1918 ou d’Henri Bourassa qui les condamnait ?
La nation sans question
Analogue à la biographie d’un individu en croissance, cette histoire est inévitablement unifiée et simplifiée. Elle devient le récit des longs hivers de la survivance surmontés avec courage par nos ancêtres avant que le printemps de la nation contemporaine ne fleurisse enfin. Ce n’est d’ailleurs pas un musée sur l’histoire du « Québec », nous dit Mathieu Lacombe, ministre de la Culture, mais un musée de l’histoire de la « nation ». Il dit vrai. Animé d’une légère dose supplémentaire de rigueur ou de franchise, il aurait toutefois pu ajouter qu’il s’agira d’un musée « nationaliste » de la nation québécoise.
La nation n’est pas hors de l’histoire. Elle est une construction moderne. C’est le nationalisme qui a fabriqué la nation, et non l’inverse.
Selon Éric Bédard, nommé par Québec au comité « scientifique » chargé d’établir le contenu du musée, ce récit commence en 1608. À ce moment, pourtant, les États et les nations européennes ne sont pas encore constitués dans leur sens moderne. Les rois colonisent en leur propre nom et en celui de leur royaume, non pas en celui de la nation. Ce sont des « sujets » du roi et non des « citoyens » qui tentent de conquérir les territoires autochtones ; ces sujets ne possèdent d’ailleurs aucune conscience « nationale ».
Entre les murs du musée, l’histoire nationale possédera cependant un étrange passé qui précédera la nation elle-même. On comprend facilement pourquoi cette approche est utile aux politiciens, mais elle n’est certainement pas un concept « scientifique ». Ce regard suppose que le présent (autrefois le futur) était nécessairement en germe dans le passé. Écrire de cette manière l’histoire, c’est l’écrire à l’envers.
Afin de « célébrer ce parcours unique », comme le dit Legault, ce récit doit donc orienter notre voyage vers le passé à partir des repères d’aujourd’hui. Cette histoire altère jusqu’à la géographie. Alors que l’Amérique du Nord restera jusqu’à la fin du XVIIIe siècle habitée par plusieurs dizaines de peuples autochtones rassemblant des centaines de milliers d’individus, ce récit mettra inévitablement l’accent sur les petits villages fortifiés de quelques centaines d’habitants.
La construction d’un parcours tout aussi « unique » qu’enchanté rend cet anachronisme impératif. Pour écrire ce roman national, il faut écarter ce qui est considéré comme superflu ou « incohérent ». On se demande bien comment le musée traitera non seulement des Autochtones, mais également des Franco-Américains et des Acadiens, des Métis… Et que faire des Canadiens français hors Québec ? Autant d’identités peuplant notre passé, mais qu’il sera difficile d’aplanir sous le concept un brin théologique de la nation éternelle.
L’élite narcissique
Cette histoire s’écrit également « par le haut ». Legault et Bédard le disent avec une franchise décomplexée : ce récit est celui des « grands » personnages et des « grands » événements. Un roman a besoin de héros, d’ennemis et de traîtres, non ? Cette histoire s’intéresse aux idées et aux actions des classes dominantes ou de ceux qui ont la capacité de peser sur elles. Elle trace la genèse des idées « victorieuses » qui ont influencé le cours de l’histoire, voire qui continuent d’agir sur lui.
Les idées et les actions des subalternes, des classes populaires et des exclus ne sont pas traitées à la même hauteur que celles de l’élite. Comme le souligne le philosophe Walter Benjamin, ce grand parcours nie les révoltes avortées et les utopies, les vaincus et les sans-noms. Il n’est rien de plus que la quête de légitimité de l’élite actuelle, à la recherche de son reflet dans l’élite d’autrefois.
En vérité, un regard objectif sur l’histoire refuse d’y chercher réconfort ou fierté. Il saisit le passé avec tout ce qu’il contient d’irréductible, de tragique et d’étrange. Le passé ne devrait pas être sommé de nous rendre « fiers ». Il est le lieu de la haine, des conflits, des guerres, de la misère et des inégalités tout autant que celui des amitiés, des alliances, des amours et de la bravoure.
Nos ancêtres ont trop souvent souffert. Ils ne méritent pas d’être ainsi chosifiés, une fois de plus, entre les murs d’un musée au service de l’État. Le passé ne nous doit rien. C’est l’inverse qui est vrai.