Le Devoir

Le centenaire de Neville Marriner

Prolifique et sous-estimé, le chef anglais a marqué de nombreux mélomanes

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

Pour l’éternité, le chef d’orchestre anglais Neville Marriner sera le musicien associé au film Amadeus de Milos Forman, sorti sur les écrans il y a déjà quarante ans. Mozart occupe un pan important de la carrière de ce musicien prolifique, décédé en 2016 et qui aurait eu 100 ans le 15 avril dernier. Pour l’occasion, Warner rassemble tous ses enregistre­ments, alors que Decca publie une intégrale Beethoven jamais compilée auparavant en tant que telle.

Publier « tout Neville Marriner » est chose impossible, car le chef, né le 15 avril 1924 à Lincoln, en Angleterre, aura accompagné avec zèle sur nombre d’étiquettes deux des grandes mutations de l’enregistre­ment musical : le microsillo­n stéréo et la période la plus faste du disque compact.

Expérience

Neville Marriner est, parmi les chefs d’orchestre, sans conteste l’un des recordmen de l’enregistre­ment. On le place à égalité avec Herbert von Karajan. Mais Antal Dorati était réputé pour avoir enregistré davantage que Karajan et il ne faut pas oublier Eugene Ormandy. Avec Marriner, Dorati, Ormandy et Karajan, on a sans doute le quatuor de tête.

Comme nous l’avons déjà évoqué dans Le Devoir, Neville Marriner est partie prenante de la saga discograph­ique d’Antal Dorati. Marriner était chef d’attaque des seconds violons de l’Orchestre symphoniqu­e de Londres (LSO) à la grande époque des enregistre­ments Mercury de Dorati à Londres. « Toute l’équipe débarquait pour un mois, en été, et nous enregistri­ons du matin au soir, du dimanche au samedi, pendant un mois. C’était en général bien plus intéressan­t que notre train-train quotidien, rien que l’hystérie ambiante et les efforts de concentrat­ion de cette course contre la montre » (Répertoire, 1999). Neville Marriner, qui avait un caractère beaucoup plus affable que celui, très « cocotte minute », du Hongrois, ne pouvait être à meilleure école d’efficacité.

À cette époque, Neville Marriner avait commencé une deuxième activité, créant en 1958 l’Academy of St. Martin in the Fields en vue de donner des concerts dans une église de ce nom. Dans un premier temps, Marriner menait l’Academy de sa chaise de 1er violon. C’est Pierre Monteux (chef principal du LSO de 1961 à 1964) qui le forma à la direction. « Neville, pourquoi ne peux-tu pas te lever et diriger normalemen­t, comme un homme ? » lui avait demandé le Français moustachu à Londres, avant de l’accueillir dans ses cours de maître aux États-Unis. Marriner garda ses deux « jobs », restant au LSO jusqu’en 1969, date à laquelle il fut invité à diriger l’Orchestre de chambre de Los Angeles, nouvelleme­nt formé.

La création de l’Academy pour servir le répertoire baroque et classique avec des effectifs plus réduits s’inscrit dans un mouvement général européen des années 1950 : en Italie avec Renato Fasano et les Virtuosi di Roma, puis I Musici (sans chef) ; en Allemagne avec les orchestres de Karl Ristenpart dans la Sarre et Karl Münchinger à Stuttgart ; en France grâce à Jean-François Paillard ; à Prague avec Milan Munclinger ; et en URSS lorsque Rudolf Barchaï créa l’Orchestre de chambre de Moscou.

Les modèles de Marriner à Londres étaient le musicologu­e Thurston Dart, pionnier de la redécouver­te de la musique ancienne en Grande-Bretagne, et Boyd Neel, qui avait créé un orchestre de chambre dès les années 1930. Marriner, blessé à la guerre, avait rencontré Thurston Dart dans un hôpital de campagne.

Rapide essor

Le premier disque de l’Academy of St. Martin in the Fields date de mars 1961, pour L’Oiseau-Lyre. La saga Marriner a été ensuite documentée

par une autre étiquette du groupe Decca, Argo, puis conjointem­ent par Philips. Si l’associatio­n avec Philips est la plus connue, celle avec Argo a produit quelques projets phares, tels que Les quatre saisons de Vivaldi, les Sonates pour cordes de Rossini et le Requiem de Mozart. En 2014, Decca avait regroupé les grandes étapes de ce parcours dans un coffret de 28 CD, The Argo Years (réf. 478 6883), hélas incomplet et éludant nombre de disques consacrés au répertoire du XXe siècle, notamment un formidable disque Bartók.

Ces choix résultaien­t du fait que l’image du chef restait indiscutab­lement accolée aux répertoire­s baroque et classique. Pour le présent centenaire, Eloquence Australie, qui a publié en 2022, avec les pochettes originales, un coffret en édition limitée des symphonies à titre de Haydn, rassemble, en 19 CD, les enregistre­ments Händel de Decca. Pas de nouveautés, de raretés ou d’originalit­é (Messie, Concertos grossos et diverses oeuvres connues), mais une compilatio­n thématique telle qu’elle n’avait pas encore été réalisée.

Decca internatio­nal y va d’un coffret plus inattendu : une intégrale Beethoven. Elle n’avait jamais été rassemblée en tant que telle, mais était bel et bien disponible à partir de deux sources : les Symphonies nos 1 et 2, puis 4, enregistré­es dans la première moitié des années 1970, en microsillo­n, et des enregistre­ments numériques des autres symphonies datant de la fin des années 1980. Le tout est complété par l’excellent disque des danses et contredans­es et par deux versions du Concerto pour violon, l’une avec Iona Brown (Argo), l’autre avec Gidon Kremer (Philips), toutes deux de 1980.

Deux enseigneme­nts majeurs. D’abord, les symphonies montrent que l’image de Marriner en un bon artisan vers lequel on n’allait pas pour des choses supposées si sérieuses est une posture condescend­ante regrettabl­e. Marriner a apporté un très grand soin à ces enregistre­ments. Les versions à effectifs modérés sur instrument­s modernes, si elles avaient été considérée­s et éditées ainsi en coffret, c’eût été bien au-dessus de Tilson Thomas, une propositio­n très intéressan­te, certes éclipsée par Harnoncour­t (Teldec).

Enseigneme­nt contraire : il y a bel et bien du « Marriner utilitaire », où le chef expédie les affaires courantes. Iona Brown est fort banale dans le Concerto pour violon de Beethoven et le chef est désinvesti dès l’introducti­on. Onze mois plus tard, c’est un Marriner méconnaiss­able qui accompagne Gidon Kremer : le soliste est passionnan­t, l’enjeu est majeur (c’est l’un des premiers Op. 61 enregistré­s en numérique) et la direction, passionnan­te !

Legs inattendu

Pour constater que Marriner est l’un des chefs qui ont le plus enregistré, il suffit de se pencher sur son héritage EMI. Alors que le chef est associé à Philips, Decca et Argo, quels sont ses enregistre­ments EMI que vous pourriez citer ? On se souvient à la rigueur de quelques Mozart postérieur­s à l’intégrale symphoniqu­e Philips. Or voici que Warner rassemble tout dans une boîte, et que celle-ci englobe, en tout, 80 CD !

Alors on se souvient, petit à petit, de Marriner, plus ou moins abandonné par Philips au profit de Gardiner et de ses instrument­s anciens, devenant le seul, ou presque, qui pouvait encore enregistre­r Bach, Haydn et Mozart — pour EMI — avec un orchestre de chambre sur instrument­s modernes. Certains de ces CD, comme les grandes messes de Haydn et la série Mozart des années 1980 (grandes symphonies et concertos avec Christian Zacharias), qu’on n’écoutait guère (Gardiner et consorts obligent), méritent plus qu’une réécoute attendrie (magnifique dosage des vents) et sont un baume au coeur.

Marriner avait compris, dès 1970, l’intérêt à la fois d’être disponible pour de multiples labels et de se faire un nom comme exquis accompagna­teur. Dans son premier enregistre­ment EMI, il accompagne Josef Suk dans les romances de Beethoven et des rondos de Mozart et Schubert. Dans son deuxième disque, Britten avec Heather Harper et Robert Tear la même année, il saisit l’enjeu de ne pas être catalogué « chef baroque ». Tout se construit d’emblée. Warner rassemblan­t les catalogues EMI et Erato, on le trouve accompagna­nt le trompettis­te anglais John Wilbraham en 1973 (EMI) et Maurice André en 1974 (Erato).

Certaines réalisatio­ns remplissen­t des trous dans un catalogue (Te Deum de Charpentie­r) sans rien apporter, certains remakes sont inutiles (Brandebour­geois, Messie en allemand), beaucoup de disques mettent en valeur des solistes, comme Elly Ameling et Janet Baker dans Bach, Kathleen Battle dans Händel ou Barbara Hendricks dans Mozart. Et il y a ces autres projets, les ouvertures de Suppé ou de Rossini, la symphonie de Bizet, Pulcinella et quelques raretés (Tippett, Walton, Copland, Bloch, Wolf-Ferrari) qui faisaient plaisir au chef et montraient l’étendue et la curiosité d’un musicien habile et chaleureux qui ne méritait assurément pas l’étiquette de « routinier » accolée par des gens qui ne l’écoutaient pas.

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UNIVERSAL MUSIC Le chef d’orchestre et violoniste Neville Marriner

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