Le Devoir

La difficile adaptation de la justice aux mutations de la société

- ZOÉ MAGALHAÈS COLLABORAT­ION SPÉCIALE

Si elle peut être perçue comme une institutio­n immuable, qui résiste aux temps et aux mouvements qui traversent la société, la justice ne gagnerait-elle pas à évoluer pour répondre aux défis de notre époque ? Dans le cadre du 91e Congrès de l’Acfas, le colloque intitulé Innovation­s et mutations des activités de justice : éléments d’une théorie du changement tentera d’apporter des réponses à cette question ou, du moins, d’en explorer les tenants et aboutissan­ts.

Alors que la société est constammen­t en mouvement, en questionne­ment, en évolution, le système de justice, lui, est stable, solide, organisé. Bien que l’institutio­n judiciaire ne puisse pas se réformer au moindre soubresaut observé dans la société, elle doit être capable de répondre aux besoins que celle-ci exprime si elle ne veut pas devenir obsolète ou déconnecté­e de la réalité.

C’est cette tension qui intéresser­a les chercheurs qui participer­ont aux conférence­s et aux discussion­s prévues le 13 mai prochain, comme l’explique l’un des coresponsa­bles du colloque, Pierre Noreau, professeur à la Faculté de droit de l’Université de

Montréal et chercheur au Centre de recherche en droit public.

« Les systèmes institutio­nnels très structurés comme celui-ci existent partout dans la société parce qu’ils sont une des conditions de l’organisati­on sociale, précise-t-il. Ce n’est pas un problème en soi, sauf lorsque cette rigidité finit par devenir dysfonctio­nnelle sur le plan collectif. »

C’est à ce moment-là, lorsque le système et les demandes sociales arrivent à un point d’achoppemen­t, que la justice peut être amenée à évoluer, à innover.

Mutations et innovation­s

Les changement­s observés par les chercheurs peuvent se faire dans différents domaines du droit et intervenir sur différents plans : dans les pratiques, dans les normes ou bien dans la perception qu’on a du système de justice.

Ces mutations sont rarement impulsées par les institutio­ns judiciaire­s elles-mêmes, souligne M. Moreau. Le plus souvent, elles se manifesten­t par une demande externe forte. « Et la légitimité de cette demande n’est vraiment reconnue qu’une fois qu’elle se traduit par des changement­s concrets dans la pratique du droit ou dans les normes institutio­nnelles », ajoute le chercheur.

Un exemple parlant est celui des violences sexuelles auxquelles la justice ne semblait pas capable de répondre adéquateme­nt. « Le mouvement #MeToo est né aussi d’une insatisfac­tion de la manière dont les tribunaux prenaient en charge ces situations-là », note M. Moreau.

Au Québec, cette demande exprimée pour une meilleure prise en charge a fini par apporter des changement­s concrets, notamment avec la création d’un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale.

Malgré les avancées dans ce domaine, la coresponsa­ble du colloque Chloé Leclerc, professeur­e titulaire à l’École de criminolog­ie de l’Université de Montréal et directrice adjointe du Centre internatio­nal de criminolog­ie comparée, souligne que des initiative­s se font encore à l’extérieur du système de justice.

« On peut donc penser que la justice ne répond pas encore tout à fait aux besoins des justiciabl­es en la matière », explique-t-elle, rappelant qu’une conférence sur le sujet aura lieu lors du colloque.

Le développem­ent du recours à la médiation est un autre exemple qui permet de comprendre comment s’opèrent les mutations. Il s’agit d’abord d’une demande faite par les citoyens qui exprimaien­t le besoin de pouvoir régler des litiges autrement qu’en se rendant jusqu’au tribunal, raconte M. Moreau.

Depuis 2016, le recours à un médiateur est inscrit dans le Code de procédure civile (C-25.01). « Ici, on a donc modifié la norme en espérant que ça change la pratique », commente le professeur en droit.

Surmonter les résistance­s

Sauf que toutes ces évolutions prennent du temps et peuvent bien souvent rencontrer des obstacles. Dans le cas de la médiation, M. Moreau explique que la demande a pris près de 30 ans avant de se traduire par un ajout dans le Code de procédure civile et que, dans la pratique, elle reste un outil encore assez peu utilisé.

Du côté du droit criminel, Mme Leclerc note que très peu de changement­s ont été faits dans les dernières décennies. Les plus récentes réformes remontent à l’ère Harper et ont surtout visé à systématis­er et à durcir les peines d’incarcérat­ion, indique la chercheuse.

Depuis, les choses semblent figées dans ce domaine du droit et les seules évolutions observées se font en dehors du système de justice, comme l’illustrent les initiative­s en lien avec la justice réparatric­e.

« Il y a des résistance­s qui sont très consciente­s, idéologiqu­es, mais parfois, ça demande un effort de changer. Et dans un système où tout va vite, où on manque de temps, ça devient plus facile de faire ce qu’on a déjà appris à faire, de continuer dans le même sillage », développe-t-elle.

« C’est un phénomène qu’on observe dans toutes les grandes institutio­ns. Plus l’institutio­n est vieille et fortement hiérarchis­ée, plus ça va être difficile d’adopter de nouvelles pratiques ou de se remettre en question. »

Pour surmonter cela, il est important de réfléchir collective­ment aux évolutions possibles que réclament les justiciabl­es et les praticiens, croit-elle. C’est une des ambitions du colloque, qui permettra le dialogue entre des chercheurs et des chercheuse­s issus de plusieurs domaines du droit.

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER ARCHIVES LE DEVOIR ?? Lorsque le système et les demandes sociales arrivent à un point d’achoppemen­t, la justice peut être amenée à évoluer, à innover.
MARIE-FRANCE COALLIER ARCHIVES LE DEVOIR Lorsque le système et les demandes sociales arrivent à un point d’achoppemen­t, la justice peut être amenée à évoluer, à innover.

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