Le Devoir

Penser au dispositif psychiatri­que pour mieux vivre ensemble

- LAETITIA ARNAUD-SICARI COLLABORAT­ION SPÉCIALE

Réfléchir à la relation entre la psychiatri­e, la violence et la mort à travers une approche interdisci­plinaire, c’est l’objectif que se sont donné deux chercheurs, aussi infirmiers ayant travaillé dans le milieu de la psychiatri­e, qui présentero­nt le colloque Pourquoi il est impératif d’abolir le dispositif psychiatri­que, à l’occasion du 91e Congrès de l’Acfas.

« Je pense qu’un des problèmes, c’est qu’il y a souvent des historiens qui font de la recherche sur l’histoire d’un côté et, de l’autre, des chercheurs qui font de la recherche sur la psychiatri­e dans des hôpitaux. Puis, il y a des patients qui ne sont jamais entendus », explique Thomas Foth, professeur agrégé à l’École des sciences infirmière­s de la Faculté des sciences de la santé de l’Université d’Ottawa. Selon lui, la voix des patients est essentiell­e à la compréhens­ion de la psychiatri­e ainsi que de son rôle dans les dynamiques foisonnant les sociétés contempora­ines.

La mort de Jordan Neely a d’ailleurs été le point de départ des réflexions de M. Foth et de son collègue Jean-Laurent Domingue, professeur adjoint à l’École des sciences infirmière­s de l’Université d’Ottawa, entourant le dispositif psychiatri­que. Le 1er mai 2023, Neely, un AfroAméric­ain se trouvant en situation d’itinérance et souffrant de troubles mentaux, est décédé dans le métro de New York après s’être fait étrangler par un des passagers, un ancien marine dans la vingtaine. « On s’est rendu compte que ce qui se passe en psychiatri­e ou autour de la psychiatri­e, ça finit souvent soit par la mort des patients, soit par la violence contre des gens, alors qu’on est censé aider ou améliorer leur santé », détaille M. Foth.

Mais qu’est-ce que le « dispositif psychiatri­que », exactement ? « La façon dont la psychiatri­e observe et classifie les comporteme­nts humains s’est transposée de ce milieu à d’autres institutio­ns, comme l’école, la santé publique, les services de police. C’est ça qu’on voulait explorer dans ce colloque », précise Jean-Laurent Domingue.

Retracer l’histoire

« Notre entrée dans la matière, c’était les services de police qui demandent plus de formations en interventi­on psychiatri­que pour leurs agents. On voit ça comme très problémati­que puisque la psychiatri­e se transpose dans un autre domaine où elle peut faire encore plus de ravages », ajoute M. Domingue.

Pour les deux chercheurs, il ne s’agit pas de réformer la psychiatri­e, puisque ce serait une tâche impossible. « On ne peut pas la réformer [la psychiatri­e], comme on ne peut pas réformer la police. Ça ne changera rien. On pense que ces systèmes sont basés sur la violence, donc ils ne peuvent pas fonctionne­r sans elle », souligne Thomas Foth.

Et pour comprendre d’où vient cette violence, le chercheur explique qu’il est important de retracer son histoire. « C’était dès le début. […] Ça a toujours été lié avec l’idée de risque et de dangerosit­é des gens qu’on ne peut pas contrôler et qu’on doit enfermer pour leur propre bien, mais surtout pour le bien de la société », élabore le chercheur. « Moi qui viens de l’Allemagne, la rationalit­é de cette psychiatri­e a fini dans le nazisme, avec la mort d’environ 300 000 personnes dans les hôpitaux psychiatri­ques », rappelle-t-il.

Reprenant le cas de Jordan Neely, qui a mené à l’idée du colloque, Jean-Laurent Domingue soutient que cette « façon de penser », soit « d’identifier, de classifier, d’exclure et de protéger la société », demeure aujourd’hui — bien qu’il n’y ait pas autant de morts causés par la psychiatri­e au Canada et aux États-Unis que durant l’Allemagne nazie. « Aujourd’hui, on utilise des arguments humanistes pour justifier ces actions. Avec le cas de Neely, cette situationl­à est arrivée quelques mois après que le maire a instauré une politique publique pour enfermer les itinérants ayant des problèmes de santé mentale contre leur gré dans les hôpitaux, soi-disant pour leur propre bien », illustre-t-il.

« Moi qui viens de l’Allemagne, la rationalit­é de cette psychiatri­e a fini dans le nazisme, avec la mort d’environ 300 000 personnes dans les hôpitaux psychiatri­ques »

Faute de trouver des solutions quant au dispositif psychiatri­que, les deux experts espèrent que leur colloque ouvrira au moins la voie à la discussion. « C’est peut-être un projet si grand qu’on ne peut pas penser à des solutions. Mais peut-être qu’en discutant avec tout le monde, on pourra arriver à une idée qui nous permettra de vivre tous ensemble », croit Thomas Foth.

 ?? PAUL MARTINKA ARCHIVES ASSOCIATED PRESS ?? Le 1er mai 2023, Jordan Neely, un Afro-Américain se trouvant en situation d’itinérance et souffrant de troubles mentaux, est décédé dans le métro de New York après s’être fait étrangler par un des passagers, un ancien marine dans la vingtaine.
PAUL MARTINKA ARCHIVES ASSOCIATED PRESS Le 1er mai 2023, Jordan Neely, un Afro-Américain se trouvant en situation d’itinérance et souffrant de troubles mentaux, est décédé dans le métro de New York après s’être fait étrangler par un des passagers, un ancien marine dans la vingtaine.

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