Le bouleversant testament musical d’Andrew Davis
L’heure de la reconnaissance de la portée de l’oratorio A Child of Our Time est-elle venue ?
Le chef d’orchestre anglais Andrew Davis, directeur musical de l’Orchestre symphonique de Toronto de 1975 à 1988, décédé le 20 avril dernier d’une leucémie, a enregistré en mai 2023 avec l’Orchestre symphonique de la BBC l’oratorio A Child of Our Time, de Michael Tippett (1905-1998), nous laissant ainsi un testament doublement bouleversant, sur le plan musical et spirituel.
« Le monde tourne sa face obscure. C’est l’hiver. » Le premier choeur de l’oratorio A Child of Our Time annonce la couleur. L’oeuvre fut composée entre 1939 et 1941 à Londres. Il arrivait à Tippett de composer en écoutant le bruit des bombardiers allemands audessus de sa tête. Benjamin Britten se battit pour faire créer, en 1944, la partition de son ami, pacifiste et objecteur de conscience comme lui.
Une lignée
La résonance, l’actualité d’A Child of our Time est brûlante. Si le War Requiem de Benjamin Britten est vu aujourd’hui comme l’oeuvre pacifiste par excellence, on oublie que ce chef-d’oeuvre est le troisième maillon d’une lignée qui trouve sa source lors de la Grande Guerre, en 1916, alors que le très sous-estimé Frederick Delius (1862-1934) compose un Requiem de 30 minutes explicitement dédié « à la mémoire des jeunes artistes tombés à la guerre ».
Delius, un athée pessimiste, fut très audacieux dans son propos, qui englobait tout ce qui brime l’humain lors de son passage sur terre : les conflits, inutiles et plus encore, aux yeux de Delius, la religion. Ce « Requiem profane » met en garde contre le fanatisme religieux allant jusqu’à mêler au centre de l’oeuvre les imprécations « Alleluia » et « Allah ».
Alors que Delius, l’athée, dénonce dans un Requiem les conflits et le fanatisme religieux pendant la Première Guerre, Tippett choisira de partir d’un événement historique pour composer un oratorio modelé sur les Passions de Bach et Le Messie de Händel pendant la Seconde. L’étincelle sera le meurtre de l’attaché d’ambassade Ernst vom Rath à l’ambassade d’Allemagne à Paris par un
Juif polonais de 17 ans, Herschel Grynszpan, le 7 novembre 1938. Cet événement, attisé par Joseph Goebbels, offrit aux nazis le prétexte à la sinistre « Nuit de cristal » dans les jours suivants.
La part d’ombre A Child of Our Time
porte en épigraphe « Les ténèbres proclament la gloire de la lumière ». Comme l’a noté le musicologue Harry Halbreich, le geste de Grynszpan est placé par Tippett dans « la perspective de la psychanalyse jungienne : chacun d’entre nous possède un alter ego ténébreux, qu’il faut connaître et assumer ». D’où une phrase clé de son texte : « I would know my shadow and my light, so shall I at last be whole » (connaissant mon ombre et ma lumière, je serai intégralement moi-même). Mais pour Tippett la question subséquente est : « Qu’advient-il de cet homme alors que la confusion s’accroît et que les forces collectives deviennent de plus en plus injustes ? Qu’advient-il lorsque des actes de protestation apparemment justifiés déclenchent de colossales catastrophes ? »…
L’oratorio adopte du Messie la structure en trois parties : préparation (ici, l’oppression) — récit (l’acte historique) — méditation et commentaire. Des Passions de Bach il calque les modèles récitatifs, airs et choeurs, mais surtout la respiration morale par des chorals ici remplacés par une idée géniale : l’interpolation de Spirituals, dont le fameux « Deep River » qui clôt l’oeuvre. Ces cinq Spirituals, qui remplacent les chorals des Passions de Bach, évitent de connoter l’oratorio à un rite religieux spécifique et peuvent illustrer, plus que toute autre source, un chant partagé par tous.
La remarquable notice du disque, écrite par Mervyn Cooke, est par ailleurs éclairante sur le rôle de T. S. Eliot, ami de Tippett, pressenti pour le livret, mais qui, face à la précision des idées du compositeur, le convainquit d’écrire lui-même ledit livret, habitude que Tippett gardera jusqu’à la fin de sa vie dans ses opéras.
Andrew Davis et un choeur engagé se donnent corps et âme à la défense de cette partition forgée dans le sang de la souffrance des opprimés et prônant le besoin vital de tolérance. Seul l’espoir est source de vie (note finale de l’oeuvre) après tant de noirceur, de combats et de nostalgie.
Le disque est l’écho de concerts donnés au Barbican à Londres en mai 2023. Andrew Davis avait repris l’oeuvre en août au Festival d’Édimbourg, dirigeant alors assis. La mère superbement incarnée par Pumeza Matshikiza se fond avec une vibrante émotion dans le spiritual « Steal Away ». Joshua Stewart (le jeune garçon) est habité par son rôle et destin, alors que Sarah Connolly et Ashley Riches incarnent la tante et l’oncle qui essaient de dissuader leur neveu avec une grande noblesse.
Quel testament ! De notre temps…*