Meryl Streep, ou parfaire la perfection
À l’occasion d’une Palme d’or honorifique remise à Cannes, retour sur le parcours extraordinaire d’une actrice d’exception
À
l’annonce que Meryl Streep recevrait une Palme d’or honorifique à Cannes cette année, la majorité cinéphile approuva en bloc, la minorité s’étonnant quant à elle que ce n’eût déjà été fait. Actrice d’exception, Meryl Streep possède en effet un talent incomparable et une présence unique. Nommée 21 fois aux Oscar, un record absolu, et lauréate à 3 reprises, elle continue d’éblouir, mais aussi de surprendre, au moment d’entreprendre sa cinquantième année de carrière. Retour sur un parcours extraordinaire.
Mary Louise Streep vient au monde en 1949 dans le New Jersey. Cadre dans une pharmaceutique, son père la surnomme Meryl. Artiste, sa mère l’encourage à poursuivre son rêve de devenir actrice. D’un naturel timide dans la vie, la jeune fille s’épanouit sur scène. Au Collège Vassar, puis à l’Université Yale, on l’admire déjà.
Depuis, lorsqu’on prononce le nom de Meryl Streep, les titres se bousculent : The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer), Kramer vs. Kramer (Kramer contre Kramer ; premier Oscar), The French Lieutenant’s Woman (La maîtresse du lieutenant français), Sophie’s Choice (Le choix de Sophie ; deuxième Oscar), Silkwood (Le mystère Silkwood), Out of Africa (Souvenirs d’Afrique), Postcards from the Edge (Bons baisers d’Hollywood), Defending Your Life (C’est ma mort après tout), Death Becomes Her (La mort vous va si bien), The Bridges of Madison County (Sur la route de Madison), Adaptation, The Hours (Les heures), The Devil Wears Prada (Le Diable s’habille en Prada), The Iron Lady (La dame de fer ; troisième Oscar), Mamma Mia!, Into the Woods (Dans les bois), Don’t Look Up (Don’t Look Up. Déni cosmique)…
Qu’est-ce qui rend Meryl Streep si captivante devant la caméra ? Comment ses dons se manifestent-ils ? Des collaboratrices et collaborateurs l’ayant côtoyée lancent des pistes…
Dans un documentaire sur le tournage de Kramer vs Kramer, où Meryl Streep incarne une femme qui fait le choix déchirant de quitter mari et enfant pour le bien de sa santé mentale, le producteur Stanley R. Jaffe affirme : « C’est là, dans le tout premier plan du film : Meryl possède le meilleur visage de cinéma qui soit. Elle dégage, de façon inhérente, une intelligence et une bonté auxquelles le public répond. »
Réalisateur de Sophie’s Choice, où Meryl Streep bouleverse en survivante de camp de concentration hantée par le passé, Alan J. Pakula note sur le commentaire audio enregistré pour la sortie DVD du film : « Ce n’est pas du tout ce dont Meryl a l’air dans la vie, ni comment elle s’exprime d’ailleurs. Je n’ai jamais assisté à une telle transformation dans un film. C’est remarquable. Quand elle parle en polonais, elle est quelqu’un d’autre. Et comme le protagoniste du film, je tombais moi aussi amoureux de cette femme. »
Brillante et inspirante
Sans « tomber amoureuse » de sa partenaire dans Postcards from the Edge, Shirley MacLaine a un gros coup de coeur pour Meryl Streep. Écrite par Carrie Fisher d’après son ouvrage autobiographique, cette comédie dramatique traite de la relation tumultueuse entre une actrice toxicomane et sa mère, une star alcoolique. Dans son livre Dance While You Can (Dansez tant qu’il est temps), MacLaine se souvient d’une scène de voiture où son personnage monologue sans laisser sa fille placer un mot : « Quand je suis allée visionner la scène le lendemain, Meryl m’avait, à mon avis, éclipsée. Elle avait réussi à trouver des nuances comiques dont je ne soupçonnais même pas l’existence ; des nuances parfaitement légitimes par rapport à son personnage, à la scène, et à l’équilibre de celle-ci. Cette femme est brillante. Pour la première fois de ma vie, je me suis sentie déclassée. »
Réalisateur du film en question, mais aussi de Silkwood, Heartburn (La brûlure) et Angels in America, tous avec Meryl Streep, Mike Nichols déclare à l’American Film Institute (AFI) lors d’un hommage à l’actrice : « Meryl a créé, crée, et créera encore, une série de personnages singuliers, chacun doté d’une âme […]. Quand un grand acteur ou une grande actrice apparaît, cela change plusieurs générations, car le comportement humain s’en trouve redéfini. Pour ses collègues, Meryl n’est pas qu’une force vitale : sa seule présence dans une scène multiplie par mille leur talent. »
Outre ses pairs, Meryl Streep inspire les cinéastes, parfois de manière littérale. Par exemple, Greta Gerwig avoue au Hollywood Reporter avoir transposé dans son adaptation du roman Little Women (Les quatre filles du docteur March) une conversation qu’elle a eue avec la comédienne.
« Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, Meryl venait d’accepter d’y participer dans le rôle de tante March, parce qu’elle adore le roman […]. Elle m’a dit : “Voici ce que tu dois communiquer au public sur la situation des femmes d’alors, et sur le fait qu’elles n’avaient aucun droit sur leurs propres enfants. Ce n’est pas seulement qu’elles ne pouvaient pas voter, ce n’est pas seulement qu’elles ne pouvaient pratiquement pas travailler. Elles ne possédaient rien. Si elles voulaient quitter un mariage, elles pouvaient partir, mais avec rien, même pas leurs enfants. C’était ça, la décision.” J’ai donc repris ça mot pour mot, et je l’ai mis dans la bouche du personnage de Florence [Pugh]. »
Reconnaître l’évidence
Il va sans dire, la critique admire tout autant Meryl Streep. Certes, l’actrice a ses détracteurs (Pauline Kael la détestait audelà de l’entendement) et connaît même un bref passage à vide vers la fin des années 1980, lorsqu’il devient de bon ton de la trouver agaçante de virtuosité.
Sa constance dans la qualité remarquable de ses performances assure toutefois sa longévité professionnelle, et a raison de la mauvaise foi de ses détracteurs. C’est d’ailleurs durant ladite période de ressac que Meryl Streep est pour la première fois honorée à Cannes, lorsqu’elle remporte le prix d’interprétation féminine pour A Cry in the Dark (Un cri dans la nuit), dans le rôle véridique de Lindy Chamberlain, une Australienne accusée à tort d’avoir tué son bébé, et que la population là-bas avait pris en grippe.
En cette occasion, le populaire critique Roger Ebert écrit : « Dans le rôle principal, Streep se voit confier une tâche ingrate : nous montrer une femme qui a délibérément refusé de s’ouvrir et de se laisser connaître. Elle réussit et, bien sûr, il est des moments où nous nous sentons frustrés, parce que nous ne savons pas ce que Lindy pense ou ressent. Nous commençons donc à détester le personnage… et nous savons de ce fait ce que ressentait la population australienne à l’époque. La performance de Streep est risquée, mais magistrale. »
On notera ici que, contrairement à beaucoup de vedettes de sa stature, Meryl Streep ne craint pas les partitions antipathiques, se mettant au service du personnage plutôt que de sa propre gloire. À l’instar de son « intelligence et de sa bonté inhérentes », sans doute le public perçoit-il cette humilité-là également…
Pour plusieurs, Meryl Streep est tout bonnement la plus grande actrice vivante. D’autres vont plus loin, comme son partenaire de Heartburn et de Ironweed, Jack Nicholson, qui, lors de son allocution à l’AFI, résume : « Elle est parfaite. » En gardant cela en tête, cette Palme d’or honorifique ne constitue pas tant une énième récompense, que la reconnaissance d’une évidence.