Le Devoir

La montagne sacrée

Ryūsuke Hamaguchi offre, avec Le mal n’existe pas, un rappel poétique que, même bafouée ou blessée, la nature aura toujours le dernier mot

- FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

Sur fond de ciel froid, les ramilles décharnées d’une multitude de branches étirent leurs longs doigts crochus. En contrebas, une petite fille observe la canopée nue, captivée. En fond sonore : une musique mystérieus­e et vaguement sinistre… Et de fait, bientôt, cette enfant se volatilise­ra dans cette même nature. De retour après le succès de Drive my Car (ou Conduis mon char), qui lui a valu l’Oscar du meilleur film internatio­nal, Ryūsuke Hamaguchi offre, avec Le mal n’existe pas, un rappel poétique que la nature aura toujours le dernier mot.

Lui qui s’est spécialisé dans les récits urbains intimistes (Asako I & II), même ceux épousant une structure chorale (Happy Hour, Wheel of Fortune and Fantasy), Ryūsuke Hamaguchi sort ici de ce qu’il qualifiait lui-même en entrevue au Devoir de sa « zone de confort ». Lauréat du Grand Prix du jury et du Prix de la critique internatio­nale à Venise, le résultat est aussi envoûtant que fascinant.

En effet, tout du long, cette aura de mystère mentionnée d’emblée transpire dans une réalité pourtant on ne peut plus terre à terre. C’est comme si, avec cette proximité sylvestre, le quotidien des personnage­s était constammen­t sur le point de basculer dans l’insolite, mais sans jamais que la chose ne se produisît ; du moins, pas avant la toute fin.

Cette tension constante, comme une manifestat­ion de la nature ellemême, de sa puissance immuable, nous plonge dans un état semblable à celui de la petite fille du début, proche de l’hypnose.

Ladite petite fille se prénomme Hana (Ryo Nishikawa, très juste), et elle vit à la montagne avec son père, Takumi (Hitoshi Omika, charismati­que), un veuf. Takumi chérit sa progénitur­e, mais pour le reste, il est plutôt misanthrop­e et apprécie son existence isolée. Or, la quiétude de Takumi, tout comme celle de ses voisins épars et des habitants du village sis plus bas, est menacée par les plans d’un promoteur décidé à transforme­r la forêt en site de « glamping », une forme de camping de luxe prisée par les influenceu­rs de tous poils.

Destructeu­r et polluant, le projet déstabilis­erait un fragile écosystème, mettrait en péril une paisible harde de cerfs, en plus de compromett­re l’approvisio­nnement en eau potable de la communauté. Tout cela apparaît tellement insensé qu’à la réflexion, même Takahashi et Mayuzumi, les deux employés d’une firme de relations publiques mandatés afin de rendre le développem­ent « socialemen­t acceptable », déchantent.

Virtuosité furtive

C’est là l’un des maints aspects contribuan­t à l’attrait discret, mais constant, qu’exerce le film : les personnage­s n’ont de cesse de surprendre. Cela, toujours d’une manière qui semble crédible, qui semble vraie. Comme si tout ce qui survient et advient coulait de source.

D’ailleurs, le film entier possède une virtuosité d’autant plus admirable qu’elle n’attire pas l’attention : furtive, celle-ci se révèle a posteriori, emplissant notre mémoire de réverbérat­ions…

La mise en scène de Ryūsuke Hamaguchi possède, à défaut d’un meilleur qualificat­if, la même dimension organique. Le cinéaste privilégie la durée et la répétition, certaines actions et certains lieux prenant valeur de motifs, motifs favorisant l’effet ensorcelan­t (de concert avec la musique chargée d’atmosphère d’Eiko Ishibash).

Les plans larges, voire très larges, dominent, souvent afin d’accentuer le contraste entre l’insignifia­nce humaine et la magnificen­ce naturelle. Des plans plus serrés nous rapprochen­t çà et là des visages des personnage­s, mais il n’y a pas de gros plan franc, seulement des plans poitrine.

Une exception à cette échelle se produit lors du dénouement, avec Hana. Ryūsuke Hamaguchi boucle alors la boucle sur une note émotionnel­le et symbolique d’une puissance tranquille, englobante. Comme la nature environnan­te.

Le mal n’existe pas (V.O., s.-t.f.)

Drame de Ryūsuke Hamaguchi. Scénario de Ryūsuke Hamaguchi. Avec Hitoshi Omika, Ryo Nishikawa, Ryuji Kosaka, Ayaka Shibutani. Japon, 2023, 106 minutes. En salle.

 ?? ENCHANTÉ FILMS ?? Ayaka Shibutani dans une scène du film Le mal n’existe pas, de Ryūsuke Hamaguchi
ENCHANTÉ FILMS Ayaka Shibutani dans une scène du film Le mal n’existe pas, de Ryūsuke Hamaguchi

Newspapers in French

Newspapers from Canada