La montagne sacrée
Ryūsuke Hamaguchi offre, avec Le mal n’existe pas, un rappel poétique que, même bafouée ou blessée, la nature aura toujours le dernier mot
Sur fond de ciel froid, les ramilles décharnées d’une multitude de branches étirent leurs longs doigts crochus. En contrebas, une petite fille observe la canopée nue, captivée. En fond sonore : une musique mystérieuse et vaguement sinistre… Et de fait, bientôt, cette enfant se volatilisera dans cette même nature. De retour après le succès de Drive my Car (ou Conduis mon char), qui lui a valu l’Oscar du meilleur film international, Ryūsuke Hamaguchi offre, avec Le mal n’existe pas, un rappel poétique que la nature aura toujours le dernier mot.
Lui qui s’est spécialisé dans les récits urbains intimistes (Asako I & II), même ceux épousant une structure chorale (Happy Hour, Wheel of Fortune and Fantasy), Ryūsuke Hamaguchi sort ici de ce qu’il qualifiait lui-même en entrevue au Devoir de sa « zone de confort ». Lauréat du Grand Prix du jury et du Prix de la critique internationale à Venise, le résultat est aussi envoûtant que fascinant.
En effet, tout du long, cette aura de mystère mentionnée d’emblée transpire dans une réalité pourtant on ne peut plus terre à terre. C’est comme si, avec cette proximité sylvestre, le quotidien des personnages était constamment sur le point de basculer dans l’insolite, mais sans jamais que la chose ne se produisît ; du moins, pas avant la toute fin.
Cette tension constante, comme une manifestation de la nature ellemême, de sa puissance immuable, nous plonge dans un état semblable à celui de la petite fille du début, proche de l’hypnose.
Ladite petite fille se prénomme Hana (Ryo Nishikawa, très juste), et elle vit à la montagne avec son père, Takumi (Hitoshi Omika, charismatique), un veuf. Takumi chérit sa progéniture, mais pour le reste, il est plutôt misanthrope et apprécie son existence isolée. Or, la quiétude de Takumi, tout comme celle de ses voisins épars et des habitants du village sis plus bas, est menacée par les plans d’un promoteur décidé à transformer la forêt en site de « glamping », une forme de camping de luxe prisée par les influenceurs de tous poils.
Destructeur et polluant, le projet déstabiliserait un fragile écosystème, mettrait en péril une paisible harde de cerfs, en plus de compromettre l’approvisionnement en eau potable de la communauté. Tout cela apparaît tellement insensé qu’à la réflexion, même Takahashi et Mayuzumi, les deux employés d’une firme de relations publiques mandatés afin de rendre le développement « socialement acceptable », déchantent.
Virtuosité furtive
C’est là l’un des maints aspects contribuant à l’attrait discret, mais constant, qu’exerce le film : les personnages n’ont de cesse de surprendre. Cela, toujours d’une manière qui semble crédible, qui semble vraie. Comme si tout ce qui survient et advient coulait de source.
D’ailleurs, le film entier possède une virtuosité d’autant plus admirable qu’elle n’attire pas l’attention : furtive, celle-ci se révèle a posteriori, emplissant notre mémoire de réverbérations…
La mise en scène de Ryūsuke Hamaguchi possède, à défaut d’un meilleur qualificatif, la même dimension organique. Le cinéaste privilégie la durée et la répétition, certaines actions et certains lieux prenant valeur de motifs, motifs favorisant l’effet ensorcelant (de concert avec la musique chargée d’atmosphère d’Eiko Ishibash).
Les plans larges, voire très larges, dominent, souvent afin d’accentuer le contraste entre l’insignifiance humaine et la magnificence naturelle. Des plans plus serrés nous rapprochent çà et là des visages des personnages, mais il n’y a pas de gros plan franc, seulement des plans poitrine.
Une exception à cette échelle se produit lors du dénouement, avec Hana. Ryūsuke Hamaguchi boucle alors la boucle sur une note émotionnelle et symbolique d’une puissance tranquille, englobante. Comme la nature environnante.
Le mal n’existe pas (V.O., s.-t.f.)
Drame de Ryūsuke Hamaguchi. Scénario de Ryūsuke Hamaguchi. Avec Hitoshi Omika, Ryo Nishikawa, Ryuji Kosaka, Ayaka Shibutani. Japon, 2023, 106 minutes. En salle.