Sur la Croisette, la vie d’une bûcheronne
Une femme sauve un bébé jeté d’un train à destination d’Auschwitz dans le conte La plus précieuse des marchandises
Dans l’une des salles obscures du Palais des festivals à Cannes, un petit frisson nous a parcourus, vendredi, en entendant s’élever la voix reconnaissable entre toutes de Jean-Louis Trintignant. De fait, juste avant son décès il y a deux ans, l’immense acteur enregistra la narration de ce qui serait son ultime projet : le film d’animation La plus précieuse des marchandises, adaptation par Michel Hazanavicius de l’oeuvre de Jean-Claude Grumberg, retenue en compétition officielle. Avec ce conte dans lequel une femme recueille un bébé jeté d’un train à destination d’Auschwitz, le réalisateur du pastiche OSS 117, Le Caire nid d’espions, de la satire Coupez ! et de la comédie romantique gagnante de cinq Oscar The Artist (L’artiste) change de registre. Et de technique.
Pour l’anecdote, Jean-Claude Grumberg est, depuis l’adolescence, un ami proche des parents de Michel Hazanavicius.
Principalement connu comme dramaturge, Grumberg a perdu père et grands-parents lors de la Seconde Guerre mondiale après que ceux-ci eurent été arrêtés lors de la Rafle, puis déportés à Auschwitz. Lui-même a survécu en étant caché à la Maison des enfants de Moissac.
Publié en 2019, La plus précieuse des marchandises. Un conte relate le destin d’une femme (voix de Dominique Blanc) qui vit isolée en forêt auprès de son mari bûcheron. Le couple est pauvre et sans enfant : on ne connaîtra les conjoints que sous les noms « Pauvre bûcheronne » et « Pauvre bûcheron » (voix de Grégory Gadebois, en remplacement de Gérard Depardieu). Le film reprend fidèlement ce parti pris.
Chaque jour, la femme se rend à l’orée de la forêt afin de regarder passer les trains et de prier que quelque denrée ou marchandise, d’où le titre, en tombe. Elle ignore qu’il s’agit en réalité de convois de personnes juives déportées vers le camp de concentration qui a été érigé plus loin.
Un jour, celle qui, contrairement à son époux, s’est toujours languie d’un enfant, a la surprise de trouver un poupon dans la neige, près de la voie ferrée. Le bébé, une fille, a été lancé hors du train par son père, dans l’espoir que quelqu’un le sauve. Ce qui advient, grâce à Pauvre bûcheronne. Or, cette dernière doit composer avec l’antisémitisme de Pauvre bûcheron envers la petite. Mais la femme persiste. Et lentement, l’homme s’attache. Ce faisant, il se libère de ses préjugés. Hélas, tous, dans les environs, ne sont pas comme lui…
Il est ainsi plusieurs messages et enseignements dans le récit, qui maintient une narration et des développements simples, propres au conte. Cela, en contraste avec la dense noirceur ambiante, surtout lors des apartés à Auschwitz, où l’on assiste par bribes au lent calvaire du père.
Réussite plastique
D’abord diplômé des Beaux-Arts, Michel Hazanavicius a lui-même dessiné les croquis des personnages en amont du processus d’animation. Avant de concevoir son découpage technique, le cinéaste a procédé à un tournage de deux semaines en studio, avec de vrais acteurs et décors, de manière à établir cadres et mouvements.
Le résultat, qui dégage une austère poésie, est une réussite plastique certaine. Les nombreuses séquences dans la forêt enneigée, avec voile de brume ou de flocons, sont splendides. Visuellement, le film possède un réalisme minimaliste, un dépouillement qui sied bien au sujet. Quant aux contours épais des personnages, cela leur confère des allures de vieilles gravures animées.
La construction narrative est toutefois moins convaincante. L’arrimage entre la trame principale, soit les tribulations de Pauvre bûcheronne et de sa fille adoptive, et les passages dans le camp de concentration, avec le père et ses tragiques compagnons, manque à l’occasion d’organicité.
Individuellement, lesdits passages à Auschwitz sont en revanche saisissants, revêtant des allures de cauchemar à la Edvard Munch.
Trop morcelé, le dénouement prive le film de l’apothéose attendue. Il n’empêche, La plus précieuse des marchandises est de ces films qui jettent un peu de lumière dans les ténèbres. Et puis, quel émoi d’entendre par-delà le tombeau Jean-Louis Trintignant dire ces mots : « Il était une fois… »