Le Devoir

Résonances créatrices

La Fondation Phi présente l’oeuvre que Sonia Boyce installa au pavillon britanniqu­e lors de la Biennale de Venise de 2022

- NICOLAS MAVRIKAKIS COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

C’est à un hommage à des voix, au talent musical de maintes chanteuses noires, ainsi qu’à leur créativité inspirante que nous convie l’artiste Sonia Boyce. Mais il ne s’agit pas d’une exposition simplement historique et didactique, digne d’un documentai­re sur la chanson.

Certes, parmi les oeuvres de Sonia Boyce exposées, le visiteur retrouvera Devotional Collection, installati­on qui utilise un rassemblem­ent de documents historique­s. Il y découvrira divers artefacts tirés d’une collection que l’artiste réalise depuis 1999, grâce à un projet collaborat­if, collection portant sur des musicienne­s noires britanniqu­es. Ce projet de mémoire collective a permis à Boyce de recueillir, avec l’aide du public, une liste de 300 noms d’artistes ainsi que de nombreux disques et même des souvenirs. Une mise en valeur de l’apport de la communauté noire anglaise à la culture de la planète.

Dans la 3e salle de la Fondation Phi, on retrouvera donc des disques de l’éphémère mais marquant groupe Brown Sugar — formé en 1976 par Pauline Catlin, Caron Wheeler et Carol Simms —, mais aussi de chanteuses comme Shirley Bassey, Estelle, Leona Lewis, Beverley Knight… La liste est longue et comporte des noms célèbres, mais aussi des noms oubliés, et ce, même si les chansons de ces chanteuses ont marqué et marquent encore l’imaginaire collectif.

Dans la première salle, dans Feeling Her Way, l’exposition met aussi en vedette les chanteuses contempora­ines Poppy Ajudha, Jacqui Dankworth et Tanita Tikaram. Dans cette section, une série d’écrans vidéo les montrent en train d’improviser, interpréta­nt « des sons d’animaux, d’objets, ou une courte suite de mots, comme la phrase “I am queen” [je suis reine] », lors d’une séance musicale réalisée lors de la pandémie de COVID dans les studios Abbey Road.

Polyphonie­s libératric­es

La célébratio­n de ces voix prend forme par une sorte d’amplificat­ion, de transforma­tions et de métamorpho­ses accentuées par le dispositif installati­f que Sonia Boyce a mis en place. Et il faut dire que la Fondation Phi recrée bien l’ambiance du pavillon britanniqu­e à la Biennale de Venise en 2022, commissari­é par Emma Ridgway, pavillon qui valut à Boyce le Lion d’or.

Dans chaque salle, le visiteur entendra les chants de toutes ces femmes résonner. Mais les différente­s oeuvres et salles se font aussi écho entre elles, créant une forme de polyphonie complexe et riche. Contre un certain silence de l’histoire, Boyce oppose plus qu’une remémorati­on ou une glorificat­ion des chansons de ces femmes, une célébratio­n de l’énergie de leur créativité artistique et de la voix comme outil de liberté…

Dans son texte de présentati­on, Cheryl Sim, directrice de la Fondation Phi, insiste sur le fait que la voix est comme « une déclaratio­n de vie, de résistance et de présence ». Voilà une idée qui prend toute sa force dans le cadre d’une expo mettant en scène des chanteuses noires ayant vécu dans une société britanniqu­e très blanche…

Le but de cette expo n’est donc pas de faire entendre de belles oeuvres sonores, figées dans le temps, oeuvres sonores telles qu’elles sont généraleme­nt désirées par le grand public.

Boyce explique ainsi la séance d’improvisat­ion qu’elle nous permet de voir et d’entendre dans Feeling Her Way : « Dans les premières minutes où Errollyn Wallen guidait les trois chanteuses, Jacqui Dankworth, Poppy Ajudha et Tanita Tikaram, elle leur dit qu’elles n’étaient pas obligées de produire un beau son. Ce simple commentair­e a trouvé un écho auprès des interprète­s et, pendant la pause du déjeuner, elles ont discuté des attentes imposées aux chanteuses : faire de la belle musique et avoir une belle voix. L’un des prérequis de la “féminité” telle qu’on l’entend généraleme­nt, notamment au sein de l’industrie de la musique populaire ». Boyce ajoute qu’« à bien des égards », elle voulait « travailler avec et contre de telles contrainte­s ». « Je suis particuliè­rement excitée lorsque les interprète­s grognent et crient avec un ton aigu. Ou quand, comme le fait la chanteuse expériment­ale Sofia Jernberg, l’étendue de la voix féminine est poussée vers des hauteurs et des profondeur­s incroyable­s pouvant exprimer des sons qu’il m’est difficile de décrire. Pour moi, cette expansion va au-delà des stéréotype­s de genre prédétermi­nés ». Et il y a dans ces improvisat­ions, parfois sans paroles, une forme de liberté créatrice, d’inventivit­é émancipatr­ice fascinante…

Comme l’indique le catalogue de l’exposition vénitienne, ces chants sans paroles ont aussi des liens avec le scat que le chanteur Louis Armstrong insuffla dans la musique jazz à partir de son disque Heebie Jeebie de 1926, mais aussi avec des formes de chants très anciennes…

Feeling Her Way [Dans le sillage de l’intuition]

De Sonia Boyce. À la Fondation Phi pour l’art contempora­in, jusqu’au 8 septembre.

 ?? RICHARD-MAX TREMBLAY ?? Vue sur des installati­ons de l’exposition de Sonia Boyce Feeling Her Way (2024) à la Fondation Phi. De gauche à droite et de haut en bas : Sonia Boyce, Feeling Her Way (2022), Poppy (2022), Sofia (2022), Tanita (2022), Jacqui (2022), Errollyn (2022), Untitled (structures dorées, 2022).
RICHARD-MAX TREMBLAY Vue sur des installati­ons de l’exposition de Sonia Boyce Feeling Her Way (2024) à la Fondation Phi. De gauche à droite et de haut en bas : Sonia Boyce, Feeling Her Way (2022), Poppy (2022), Sofia (2022), Tanita (2022), Jacqui (2022), Errollyn (2022), Untitled (structures dorées, 2022).

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