Ce Labrador qui m’a façonné
J’AI QUITTÉ MON BORD DE MER. DÉRACINÉ, EXPATRIÉ, J’AI ÉMIGRÉ JEUNE SUR TA TERRE MAGNÉTIQUE AU CLIMAT HOSTILE. ISOLATION SPLENDIDE AU MILIEU DES AURORES BORÉALES. VASTE ÉTENDUE SAUVAGE MYTHIQUE. LANGUE ÉTRANGÈRE AUX ACCENTS NATURELS. LANGUE DES COURS D’EAU IMMENSES QUI N’EN FINISSENT PLUS, LANGUE DU VENT, LANGUE DES INTEMPÉRIES RIGOUREUSES ET DES GRANDS FROIDS.
Tu es faite de lichen et de neige, de lagopèdes des saules et de caribous. Tes monts Torngat, sommets les plus élevés à l’est des montagnes Rocheuses, se dressent fièrement au nord. Ta fosse du Labrador, raison pour laquelle j’ai foulé ton sol minéral, continue de se faire fouiller. Ton bouclier canadien est loin de mes racines acadiennes et gaspésiennes.
Histoire riche et méconnue empreinte de grandes migrations humaines et animales. Paléoeskimos en provenance de l’Arctique, Montagnais-Innus-Naskapis, Inuits, caribous. Les intrépides Vikings t’ont courtisée, devançant les explorateurs
européens, pêcheurs et mineurs.
Ton fleuve baptisé « Mishtashipu » ou « Grande rivière » par les Innus a changé de nom et est devenu Hamilton puis Churchill en l’honneur du fumeur de cigare britannique au tempérament bouillant. Impulsif, imprévisible, ton débit d’eau considérable et ta dénivellation impressionnante faisaient ton charme. Ta splendeur, devenue source de friction hydroélectrique, a causé ta domestication. De tes 320 mètres sur les 30 derniers kilomètres de ton parcours, il ne reste plus dorénavant qu’un discret souterrain. Malgré ton air de glace, ils ont voulu te faire disparaître comme les bisons d’Amérique. Toi qui t’érigeait majestueuse à hauteur de la tour Eiffel à Paris et qui aurait pu faire face à l’Empire State Building à New York.
Que reste-t-il de la dernière marche de ta chute qui faisait 75 mètres, une fois et demi la hauteur des chutes du Niagara qui pâlissaient d’envie devant ta prestance ? Sacrifiée, tu n’es plus que l’ombre de toi-même. Ton généreux courant a réchauffé mon corps durant les froides journées d’hiver.
Labrador de mon enfance, tu es d’une autre époque, du temps des aventuriers. Ta pesante solitude stimule l’imaginaire et le rêve. Ton mystère a façonné mon être et mon âme jusqu’à forger ce que je suis devenu.
À un moment donné je me suis
senti seul et à l’étroit parmi tes grands espaces. Je suis alors parti explorer le monde. Je me suis rendu en Europe et même en caravane jusque dans la bande semi-aride du Sahel et dans le désert du Sahara. En écoutant le silence et en observant les étoiles lumineuses, je songeais à toi. Le désert de sable et le désert de glace semblent se rejoindre dans une sorte de vortex. Pourtant aux antipodes climatiques, tempête de neige et tempête de sable peuvent toutes deux s’avérer périlleuses. Engelure et déshydratation vont jusqu’à faire délirer. Je n’étais pas étranger au milieu de ce campement touareg entouré de dromadaires qu’ils appellent chameaux. Ces installations éphémères érigées par les hommes bleus du désert me rappelaient étrangement les chalets où l’on se réunissait entourés de motoneiges que l’on appelle ski-doo.
« En écoutant le silence et en observant les étoiles lumineuses, je songeais à toi. Le désert de sable et le désert de glace semblent se rejoindre dans une sorte de vortex. »
Peut-être parce que ce mode de vie nomade tout comme celui que j’ai connu alors qu’il n’y avait pas de route menant vers le Labrador sont appelés à disparaître avec la mondialisation galopante qui rejoint malheureusement chaque recoin de la planète.