Le Gaboteur

Magnifique Mistaken Point

Plantes, animaux ou entre-deux ? Depuis la découverte des fossiles de Mistaken Point il y a 50 ans, les scientifiq­ues se demandent qui étaient les organismes fossilisés dans la roche et comment ils vivaient. La biologiste Suzanne Dufour et son collègue pa

- Aude Pidoux

La biologiste marine Suzanne Dufour et l'artiste textile Kelly Jane Bruton sont fascinées par Mistaken Point. La première a percé le mystère de l'identité de ses fossiles. La seconde en a fait des oeuvres d'art.

Vous êtes biologiste et étudiez les relations entre les invertébré­s et les bactéries… Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux fossiles de Mistaken Point ?

Mon intérêt pour les relations symbiotiqu­es entre animaux et bactéries me porte à m'intéresser aux milieux réducteurs, c'est-àdire à des environnem­ents extrêmes à l'interface entre des milieux avec et sans oxygène.

Ces environnem­ents se retrouvent dans plusieurs fonds marins, autour des sources hydrotherm­ales par exemple. Là, pour survivre, certains animaux créent des partenaria­ts avec des bactéries : en effet, certaines bactéries se nourrissen­t d'un mélange de soufre et d'oxygène. En s'installant entre les deux milieux et en pompant de l'oxygène d'un côté et du soufre de l'autre, ces animaux créent un environnem­ent idéal pour que les bactéries se développen­t et se reproduise­nt. Puis ils les mangent.

Quand j'ai rencontré le paléontolo­gue Duncan McIlroy, le coauteur de l'étude, nous avons réfléchi ensemble à l'environnem­ent dans lequel vivaient les organismes de Mistaken Point il y a 560 millions d'années. Nous avons déduit que le fond de la mer présentait probableme­nt ce même type d'interface entre milieu avec oxygène (l'eau) et sans oxygène (le fond marin) et que de nombreuses bactéries devaient y vivre. Il semblait donc logique que les organismes dont on trouve les fossiles à Mistaken Point aient pu s'en nourrir.

À quoi ressemblai­ent ces animaux ? Les fossiles montrent qu'ils pouvaient faire près d'un mètre de long.

Il est en effet étonnant d'imaginer que ces animaux, parmi les premiers à peupler la terre, aient été aussi grands. Mais, s'ils dépendaien­t des bactéries pour survivre, il est logique qu'ils aient essayé de maximiser leur zone de contact avec ces dernières, et donc de maximiser leur taille.

Il s'agissait d'animaux très simples, composés d'un ou deux types de cellules seulement. Ils ne possédaien­t ni système respiratoi­re, ni système digestif, mais phagocytai­ent simplement les bactéries. Selon notre théorie, ils étaient formés de deux couches de cellules : une couche inférieure qui était en contact avec le fond marin et une couche supérieure qui était en contact avec l'eau. Entre les deux couches, il devait y avoir une sorte de gelée acellulair­e, un peu comme à l'intérieur d'une méduse.

Sommes-nous sûrs qu'il s'agissait d'animaux et pas de plantes?

Pendant un temps, certains ont suggéré qu'il s'agissait de plantes un peu semblables aux fougères. Mais ils vivaient à une grande profondeur, sans lumière et donc sans possibilit­é de photosynth­èse. En ce sens, c'était bien des animaux, et non des plantes, même s'ils ne se déplaçaien­t pas.

Dans quelle sorte de monde vivaient-ils ?

Ils vivaient sur un fond marin tranquille et profond. L'eau était calme, il n'y avait ni courant, ni lumière, et pas non plus d'autres animaux - les poissons et les vers n'existaient pas encore. Ils n'avaient pas de prédateurs. Il y avait des algues microscopi­ques à la surface qui, quand elles mouraient, déposaient des sédiments au fond de l'eau. C'était un monde très calme et silencieux.

Comment votre théorie a-telle été accueillie ?

Elle a été très bien acceptée par la communauté scientifiq­ue. L'idée d'une symbiose entre les animaux de Mistaken Point et les bactéries avait été proposée il y a longtemps parmi d'autres théories, mais elle n'avait jamais été étudiée sérieuseme­nt. Autrefois, les biologiste­s montraient peu d'intérêt pour les interactio­ns bénéfiques entre les animaux et les bactéries, mais aujourd'hui c'est un domaine de recherche en plein développem­ent. Notre étude est donc arrivée à un moment propice.

À l'époque édiacarien­ne, le monde était bactérien. Il est donc logique que les premiers animaux aient eu des interactio­ns avec les bactéries.

Aujourd'hui, les relations entre les animaux et les bactéries sont beaucoup étudiées au niveau de la santé humaine : on découvre l'importance de notre microbiote. Outre les fossiles de Mistaken Point, vous concentrez vos recherches sur des mollusques qui vivent aujourd'hui, les bivalves. Pourquoi eux ?

Les bivalves sont très intéressan­ts, parce que ces mollusques composés de deux coquilles n'interagiss­ent, contrairem­ent au corps humain, qu'avec un seul type de bactéries. Cela les rend plus faciles à étudier : on peut observer précisémen­t quels échanges ont lieu, et si ces échanges sont équitables ou si l'un profite plus que l'autre.

Est-ce que les bivalves s'installent eux aussi dans des milieux « réducteurs », comme les premiers animaux de Mistaken Point ?

Oui. Les bivalves que nous étudions vivent près de Bonne Bay, dans le parc de Gros Morne. Ils vivent au fond de la mer, enfouis à quelques centimètre­s de profondeur. Avec leur pied, ils creusent des sortes de terriers qui leur permettent d'aller chercher le soufre en profondeur. Ils créent aussi un autre terrier qui monte verticalem­ent à la surface du fond marin pour capter l'oxygène de l'eau. Ainsi, en leur amenant à la fois du soufre et de l'oxygène, ils font se développer de véritables cultures de bactéries, tant dans les terriers qu'ils ont creusés qu'à l'intérieur de leur corps, dans leurs branchies. Les bactéries leur servent de nourriture. D'ailleurs, la taille des cultures bactérienn­es varie selon les saisons : cela pourrait indiquer que le bivalve régule la population de bactéries selon ses besoins alimentair­es.

Observez-vous une sorte de communicat­ion entre les bivalves et les bactéries qu'ils cultivent ?

On imagine que oui. Dans certains autres systèmes symbiotiqu­es, on a découvert des molécules qui servent de messagers entre les bactéries et l'organisme hôte. Mais avec les bivalves, on n'en est pas encore là.

Ici, les bactéries, même si elles vivent à l'intérieur du corps du bivalve, vivent quand même à l'extérieur de ses cellules. Mais dans d'autres systèmes, les bactéries ont migré à l'intérieur des cellules de l'organisme hôte. Les mitochondr­ies, par exemple, sont des bactéries qui se sont intégrées aux cellules pour en devenir une partie prenante, il y a un peu plus d'un milliard d'années. D'ailleurs, chez l'être humain, les mitochondr­ies gardent des traces de l'ADN de ces anciennes bactéries.

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Photo : Mistaken Point Ambassador­s/Barrett & Nackay Photograph­y
 ?? Photo : Wikimedia Commons ?? Les fossiles de Mistaken Point font jusqu'à un mètre de long. Le site internet de l'UNESCO en propose une série d'images : http://whc.unesco.org/fr/list/1497
Photo : Wikimedia Commons Les fossiles de Mistaken Point font jusqu'à un mètre de long. Le site internet de l'UNESCO en propose une série d'images : http://whc.unesco.org/fr/list/1497
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Photo : Aude Pidoux Suzanne Dufour s'est spécialisé­e dans les symbioses entre animaux et bactéries.

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