Le Gaboteur

Cyrilda Poirier passe le flambeau

Des larmes et des fleurs : les dernières minutes du dernier mandat de Cyrilda Poirier à la présidence de la Fédération des francophon­es de Terre-Neuve et du Labrador, dimanche 19 novembre 2017 en fin de matinée, furent chargées d’émotion. Après une nuit d

- Étienne Vuillaume

Comment vous sentez-vous ce matin?

Ça va (la tristesse pointe encore dans la voix). J'étais quand même déjà à la retraite, cela ne devrait pas me faire ça (elle prend une pause). Le timing est bon : mon conjoint prendra la sienne en septembre, cela laisse le temps de préparer ensemble l'après. Et puis il fallait laisser la place : 30 ans... Vous imaginez ! ?

Vous avez des projets en tête?

On va commencer par planifier des voyages; des voyages rien que tous les deux (sourires).

À quoi pensez-vous maintenant?

Je rejoins les rangs des bâtisseurs : Robert Cormier, Jean-Guy Dionne, Mireille Thomas, Paul Charbonnea­u, Ali Chaisson, etc. Cela fait bizarre. D'autant que je vois qu'au même moment la Société nationale de l'Acadie (SNA) et Fédération des communauté­s francophon­es et acadienne du Canada (FCFA) se renouvelle­nt. Et moi, je quitte la présidence...

D’où vous vient cet attachemen­t à l’Acadie ?

Je suis Franco-ontarienne de naissance mais mes parents sont tous les deux Acadiens, de Tracadie, au Nouveau-Brunswick. Mon père a emmené la famille à Sudbury en Ontario : il est allé travailler dans les mines de nickel. Ma soeur était déjà au monde; ce fut un véritable déracineme­nt pour ma mère. Toute mon enfance ensuite, même s'il n'y avait beaucoup de livres à la maison - mon père étant allé jusqu'en 4e année et ma mère jusqu'en 8e année – je peux dire que j'ai baigné dans la culture car ma mère était une raconteuse : elle racontait si bien l'histoire des Acadiens que j'ai longtemps cru que la Déportatio­n et le Grand Dérangemen­t étaient de l'histoire récente.

C'est seulement en 1986, peu de temps après mon arrivée en poste à la FFTNL, en regardant un poster de concert du groupe 1755 (1) que j'ai pris conscience du temps qui séparait ce que me racontait ma mère du temps présent : plus de deux siècles s'étaient écoulés! Ce fut un choc mais aussi une prise de conscience aiguë que j'avais dans les veines cette histoire ancienne. Cet épisode m'a vraiment fait comprendre le sens d'où l'on vient : notre héritage est une histoire que l'on porte en soi.

Avez-vous continuer de ressentir cet attachemen­t en vous installant à Terre-Neuve?

Peu de temps après mon arrivée, j'ai rencontré Marie Félix, l'une des soeurs d'Émile Benoît sur la Côte Ouest: dès ses premiers mots, j'entendais la voix de ma grand-mère. L'accent n'était pas le même, bien sûr, mais les expression­s qu'elle employait, et ce qu'elle racontait : tout résonnait parfaiteme­nt en moi.

Trente ans plus tard, comment ressentez-vous la francophon­ie dans la province?

Il n'y a plus grand monde à la table comme on dit. Les jeunes prennent leur place autour de la table de la FFTNL; malheureus­ement, c'est de courte durée puisqu'une fois rendu au niveau post secondaire on les voit partir vers les institutio­ns post secondaire­s. Je ne questionne pas la participat­ion des personnes dans leurs communauté­s, je m'interroge et je m'inquiète plutôt du manque d'envie de vouloir participer à l'avancement de nos communauté­s au sein de la FFTNL.

N’a t-elle pas toujours été fragile ?

Je vous amène en 1986. Cela fait trente ans, mais je m'en souviens comme si c'était hier. Nous, représenta­nts des organismes communauta­ires de Terre-Neuve et du Labrador étions tous réunis à Stephenvil­le: on parlait alors d'avoir une école francophon­e à La Grand'Terre. Ce n'était pas facile de convaincre le ministère de l'éducation de la nécessité de financer une éducation en français dans ce village de pêcheurs (2), qui plus est financer une école pour une poignée d'élèves. Les habitants de La Grand'Terre ont protesté... Eh bien je me suis émerveillé­e de voir des gens de Saint-Jean, de l'autre côté de l'île, qui disaient : « on va vous appuyer, on va vous aider ». Cette solidarité m'a vraiment marquée et m'a fait prendre conscience de ce qu'était une grande et belle communauté. On avait beau être sur trois territoire­s très éloignés (Côte Ouest, Labrador et Saint-Jean), tout le monde était solidaire.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui?

Je dirais plutôt que je crois que ça fait longtemps que nous n'avons pas eu de projet mobilisate­ur, fédérateur. La route entre Cap-Saint-Georges et La Grand'Terre par exemple était une idée folle de Paul Charbonnea­u (3). Il disait : « si on faisait une route par dessus la montagne, ça va rapprocher les gens ». Des grands projets de développem­ent mobilisate­urs rapprochen­t les communauté­s. C'est qui manque, je crois, aujourd'hui.

Quel a été le dernier grand projet mobilisate­ur selon vous?

Le dernier grand projet d'envergure, c'est 1504-2004, les 500 ans de présence française en Amérique du Nord. Malheureus­ement, hormis les fours à pain qui continuent encore et toujours à fonctionne­r de temps en temps grâce à quelques étudiants, j'ai le regret de constater que les communauté­s ne se sont pas suffisamme­nt appropriée­s, à l'époque, les projets; sans quoi ils seraient toujours en vie aujourd'hui. Or, j'ai rencontré il y a peu de temps un couple de franco-ontariens qui m'a dit: « nous sommes allés sur la côté-ouest de Terre-Neuve et... on a mangé du pain frais ! ». Ils étaient enchantés et cela montre que les fours continuent à nourrir et à témoigner de la présence francophon­e à Terre-Neuve. Ce legs de 2004 est loin d'être anodin. C'est le rapport à l'héritage dont je parlais tout à l'heure.

Que s’est-il passé après ?

Après le projet 1504-2004, les gens étaient brûlés. Moi-même j'ai été mise en arrêt maladie. J'étais exténuée. Comprenez bien : de tels projets nécessiten­t l'implicatio­n heure après heure des mois durant de dizaines et dizaines de personnes. C'est épuisant. Ajoutez à cela le roulement de personnel et le manque de communicat­ion et vous obtenez l'effritemen­t de certains projets. Il y a cependant eu un dénouement positif à cette expérience : c'est la création du Réseau culturel. Après 15042004 on a finalement compris qu'un réseau culturel était un incontourn­able dans ce genre d'événements d'envergure. Ce réseau se devait aussi d'être une voix pour les artistes et artisans francophon­es et acadiens de cette province; ce qui l'est aujourd'hui.

En parlant de la voix des artistes, qu’en est-il du projet de radio communauta­ire?

Le projet de radio communauta­ire est à ce titre sans doute celui que j'ai porté avec le moins de succès : au Nouveau-Brunswick, l'ARCANB (Associatio­n des radios communauta­ires acadiennes du Nouveau-Brunswick) regroupe dix radios communauta­ires. Nous, la seule radio communauta­ire qui existait, émettait à Labrador City. Elle a cessé d'émettre peu de temps après la mort de Norm Gillepsie. C'était son bébé. J'ai peut-être eu une mauvaise intuition en voulant relancer ce projet à partir de Saint-Jean et d'en faire une radio scolaire et communauta­ire qui aurait diffusé sur le web. L'avenir le dira. Mais il ne faut pas se leurrer : pour un média, que ce soit un journal ou une radio, il faut une masse critique pour fonctionne­r; tant en terme d'audience, que de publicité.

Est-ce que ce critère de masse critique vaut aussi pour une communauté?

L'an passé, en novembre, on a perdu en l'espace de deux semaines la direction générale de la FCFA, la direction générale et la présidence de la SNA : plus personne pour nous représente­r au niveau national. Vous imaginez… En deux semaines... Je peux vous dire que cela fait un choc; et que j'ai très conscience de la fragilité de nos communauté­s.

Et au niveau plus local ?

Un autre exemple de la fragilité de nos communauté­s : l'école. Quand vous entendez les parents discuter avec les enseignant­s en anglais dans une école francophon­e, ça fait tiquer. Il me semble que le français devrait être la première langue de communicat­ion ou, à tout le moins, que l'échange devrait être bilingue. Cette anecdote montre à quel point le maintien du français est difficile à assurer. Et ce n'est une critique de personne! Je pense simplement que nous n'avons pas - et quand je dis « nous », j'inclus toute la communauté – été assez vigilants avec la clause grand-père (4). Elle aurait dû être appliquée de manière plus rigide. Encore faut-il d'ailleurs pouvoir le faire : comment savoir réellement en effet qu'un parent anglophone a bien un de ses parents francophon­es ? C'est ça aussi la fragilité d'une communauté.

Comment remédier à cette fragilité?

Un grand forum communauta­ire à Corner Brook avait eu lieu en 1998; cela fera 20 ans l'an prochain. Il y a avait des dizaines de délégués de chaque communauté, réunis par secteur (femmes, aînés, parents, jeunes, etc.); tous ensemble réunis dans une seule et même aréna. Tout ce monde était rassemblé pour penser ensemble, en même temps, à l'avenir de nos communauté­s. En ce tempslà les fonctionna­ires d'Ottawa « se promenaien­t » encore, ils venaient nous voir, passaient du temps à écouter nos besoins, à se renseigner. C'était mobilisate­ur. Les Rencontres nationales de la francophon­ie ont réuni à Ottawa 700 personnes sur trois jours en juin dernier. Ces rencontres ont, elles aussi, permis de revivre ce moment spécial. On sent alors qu'on donne une direction à la francophon­ie canadienne, il y a une vitalité, on se projette dans l'avenir. Cela rend plus fort.

Il y a donc un remède à cette fragilité…

Oui, à condition de sans cesse se questionne­r ! Le monde change tout le temps; les gens changent partout : il y a sans cesse un renouvelle­ment de personnes dans les organismes, dans les communauté­s. Il y a sans cesse des synergies à trouver. Et pour autant, il faut que tout le monde regarde dans la même direction à chaque instant; avec toujours un même objectif : le soutien, le maintien voire l'essor de nos communauté­s.

Un exemple vous vient à l’esprit?

Bien sûr! La nouvelle École intermédia­ire et secondaire francophon­e de Saint-Jean ! Trente-sept élèves inscrits ! J'en suis très heureuse! Rendez-vous compte: c'est le même nombre que lorsqu'on ouvrait le Centre des Grands Vents il y a 13 ans ! Cela veut dire qu'on a triplé, même quadruplé le nombre d'enfants scolarisés en milieu francophon­e ! Je félicite pour cela le Conseil scolaire francophon­e provincial de Terre-Neuve-etLabrador qui a suivi sans relâche le dossier. Cette nouvelle école doit maintenant devenir un legs culturel pour toute la communauté. D'où l'importance d'un nom à trouver : il faut marquer l'Histoire. Sans quoi cette victoire sera oubliée.

Vous avez l’expérience du succès, et pourtant on ressent parfois de l’inquiétude dans vos propos. Êtes-vous de nature pessimiste? Je crois que oui. Pourtant personne ne m'a dit « tu es une pessimiste ». Mais peut-être le suis-je devenue au fil de ces trente années : aujourd'hui par exemple, en 2017, on s'apprête à faire savoir à madame la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, que les communauté­s francophon­es minoritair­es sont au bord du gouffre, sur le point de disparaîtr­e. Vous trouvez ça normal pour un pays qui se veut officielle­ment bilingue depuis 1969? La Loi sur les langues officielle­s (5) est probableme­nt la loi la moins respectée au Canada. Il faut que, maintenant, le Premier ministre le dise haut et fort, vraiment, devant tous les médias, à toute la population du Canada.

Vous croyez que les Canadiens ignorent cette loi?

Je crois surtout que nous sommes peu à la connaître ! Si le Commissari­at aux langues officielle­s avait plus de mordant nous n'aurions pas à subir ce baragouina­ge linguistiq­ue de certains agents fédéraux dès qu'on demande un service en français: la langue française doit être correcteme­nt parlée par les agents du système fédéral. Ce jour-là on pourra dire que le Canada est un pays bilingue.

Et au quotidien, qu’est ce qui doit changer ?

C'est l'affaire de chacun. Aujourd'hui les gens vivent à l'heure de l'immédiat : c'est Facebook, Twitter, Instagram, tout le temps. Quand j'étais petite, la télé était rarement ouverte; on écoutait surtout la radio. Aujourd'hui, les chaînes d'informatio­n en continu nous abreuvent de la dernière sortie de Donald Trump. Ça passe en boucle, sans arrêt, et moi je regardais, comme tout le monde je suppose. Je dis « regardais » car j'ai arrêté : j'ai pris conscience que je n'écoutais plus la radio, que je n'écoutais plus les chansons francophon­es… J'ai donc éteint la télé et me suis remise à écouter les disques que j'écoutais dans les années 70. Maintenant que me voici pour de bon à la retraite, je vais pouvoir numériser toutes ces chansons pour les avoir sur mon ordinateur et pouvoir les partager.

Un petit mot pour la nouvelle présidente de la FFTNL?

J'ai beaucoup de respect pour Sophie (Sophie Thibodeau, NDLR) et pour la façon dont elle véhicule les messages : elle est directe et très pragmatiqu­e. Elle va dire les choses et va certaineme­nt des fois « brasser la cage ». C'est une bonne chose. Elle va me manquer, car bien sûr que je la reverrai; mais de temps en temps seulement. Je suis sûre qu'elle sera une très bonne présidente pour nos communauté­s.

 ?? Photo : Archives du Gaboteur/Jacinthe Tremblay ?? Cyrilda Poirier et Perry Trimper, alors ministre responsabl­e des Affaires francophon­es de Terre-Neuve-et-Labrador, entourent des élèves de l’École des Grands-Vents lors de la Journée provincial­e de la francophon­ie 2015.
Photo : Archives du Gaboteur/Jacinthe Tremblay Cyrilda Poirier et Perry Trimper, alors ministre responsabl­e des Affaires francophon­es de Terre-Neuve-et-Labrador, entourent des élèves de l’École des Grands-Vents lors de la Journée provincial­e de la francophon­ie 2015.
 ?? Photo : Jacinthe Tremblay ?? C’est avec beaucoup d’émotion que Cyrilda Poirier a reçu en remercieme­nt de son engagement des 30 dernières années, cette oeuvre de Michael Lainey, artiste-peintre de La Grand’Terre, sur la péninsule de Port-au-Port.
Photo : Jacinthe Tremblay C’est avec beaucoup d’émotion que Cyrilda Poirier a reçu en remercieme­nt de son engagement des 30 dernières années, cette oeuvre de Michael Lainey, artiste-peintre de La Grand’Terre, sur la péninsule de Port-au-Port.

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