Le Gaboteur

50 ans plus tard que reste-t-il de la rupture entre le Québec et le Canada français ?

Les États généraux du Canada français fêtent cette année leurs 50 ans. Leurs Assises nationales de 1967 marquent pour beaucoup la rupture entre le Québec et les francophon­ies en situation minoritair­e, et la fin du Canada français. Retour sur ce moment his

- Étienne Vuillaume (AVEC FRANCOPRES­SE)

En ce mois de novembre 1967, plus de 1500 délégués de la nation canadienne-française et environ 400 observateu­rs avaient fait le déplacemen­t des quatre coins du pays pour se réunir à la Place des Arts, à Montréal, avec l'espoir de trouver une direction d'avenir commune à la francophon­ie au Canada.

Trente ans plus tard, sortait en 1997 un ouvrage de 207 pages « Le deuil d'un pays imaginé » avec un sous-titre tout aussi dramatique : « Rêves, luttes et déroute du Canada français ». L'ouvrage, publié aux Presses de l'Université d'Ottawa, est signé Marcel Martel, lequel obtient la même année le prix Michel-Brunet couronnant le meilleur ouvrage traitant d'un sujet historique, produit par un jeune historien québécois de moins de 35 ans... En 2017, Marcel Martel est titulaire de la chaire universita­ire Avie Bennett Historica Dominion Institute à l'université York (lire par ailleurs La Fondation Historica Canada).

Les Etats généraux de 1967 sont « le lieu de la rupture au sein du Canada français » considère d'emblée l'historien ; et « cette rupture se produit d'abord entre l'État québécois et les dirigeants du réseau institutio­nnel canadien-français ». Pour en comprendre la raison il faut remonter « au lendemain de la Seconde Guerre mondiale » selon lui. Le Québec connaît de profondes mutations : déclin du secteur agricole, expansion industriel­le, croissance urbaine... Ces transforma­tions socio-économique­s incitent « des groupes d'intellectu­els à remettre en question (…) la pensée nationalis­te canadienne-française » considère ce docteur en philosophi­e de l'Histoire.

Parmi cette intelligen­tsia figure un groupe d'historiens qui sera ensuite appelé l'école de Montréal. Parmi eux : Maurice Séguin, Guy Frégault et Michel Brunet. Pour eux, « la solidarité avec les francophon­es des autres provinces n'est pas indispensa­ble puisque ces groupes sont voués à l'assimilati­on. D'ailleurs, Michel Brunet est catégoriqu­e à ce sujet » confirme l'universita­ire, et de citer : « L'assimilati­on est ‘‘le cas tragique mais tout à fait normal des Canadiens français exilés dans les provinces anglo-canadienne­s ou aux ÉtatsUnis'' (Brunet, 1958:204)(1) ».

Des États généraux qui devaient avant tout fédérer

Organiser des États généraux de la nation est donc une idée qui « circule dans le réseau institutio­nnel canadien-français dès le début des années 1960 » estime Marcel Martel. « Le Comité provincial de la Fraternité française

en fait son projet mobilisate­ur lors de ses assises conjointes avec sa consoeur ontarienne, en juin 1961. Ce rassemblem­ent, prévu pour 1962, prend de l'ampleur » poursuit-il. Ce rassemblem­ent devait d'abord être « une réunion des corps intermédia­ires de la nation, dont seraient toutefois exclus les représenta­nts des communauté­s francophon­es à l'extérieur du Québec, afin d'y débattre

du dossier constituti­onnel. » Mais à la réunion du 4 avril 1964 « des organismes représenta­tifs des groupes francophon­es des autres provinces sont invités à adhérer puisqu'ils ont des membres au Québec. »

En 1966, Rosaire Morin, fraîchemen­t désigné directeur des États généraux et soupçonné d'être ouvert à l'idée d'un Québec indépendan­t, invite Jacques-Yvan Morin, professeur de droit à l'Université de Montréal, devenu célèbre en mars 1965 pour s'être opposé à deux ministres emblématiq­ues du gouverneme­nt québécois de Jean Lesage : René Lévesque et Pierre Laporte(2). Dès lors, M.Martel précise qu' « au cours de la préparatio­n des

États généraux, M. Morin insiste sur la présence des groupes francophon­es hors Québec et sur l'obligation pour les États généraux de ne promouvoir aucune option politique ».

Une représenta­tion inégale, un droit de vote inégal

Les Canadiens français hors Québec sont, de fait, eux aussi invités à prendre part aux États généraux « à la condition que leurs délégation­s soient proportion­nelles à leur poids démographi­que dans le Canada français, rappelle cependant l'historien Marcel Martel. L'ensemble de la délégation hors Québec ne représente­ra donc que 17% de l'ensemble des délégués, soit la proportion de Canadiens français hors Québec qui parle français d'après le recensemen­t de 1961. »

En outre, les délégués hors Québec n'auront pas un droit de vote identique à celui des francophon­es du Québec puisqu'il sera restreint « aux questions relevant des rapports entre le Québec et les minorités canadienne­s-françaises, ainsi qu'entre le Québec et les autres gouverneme­nts du pays »(3). Cette décision prise par l'Assemblée générale, malgré l'avis défavorabl­e du président Morin, sera refusée catégoriqu­ement par les participan­ts.

Une grande unité politique et culturelle qui vole en éclats

En résumé, lors de ces Assises nationales, « les francophon­es hors Québec ne pouvaient accepter que l'avenir du Canada français soit centralisé au Québec, alors que les Québécois le pensaient essentiel », analyse

Joseph Yvon Thériault, professeur de sociologie à l'Université du Québec à Montréal, et codirecteu­r de Retour sur les États généraux du Canada français,

publié en 2016. Dorénavant, ce sera chacun pour soi. « Le Québec avait lâché la francophon­ie, c'était un événement tragique, surtout pour les Franco-Ontariens qui partageaie­nt avec les Québécois des liens sociologiq­ues et culturels ». Jean-François Laniel et Kateri

Létourneau, co-auteurs de Québec et francophon­ie canadienne hors Québec, avons-nous encore quelque chose à nous dire ?, publié en 2010, rappellent en effet que « si les Québécois et les autres francophon­es ont longtemps partagé la référence nationale du Canada français, les États généraux marquent la fin d'une époque. » Une époque où le Canada français, (18401960) était une nation « dont les fondements étaient catholique­s, francophon­es et pancanadie­ns », soutenue par un vaste réseau paroissial. Cette nation jouissait alors d'une « grande unité politique et culturelle ».

En Acadie, où le vocable de « Canadien français » n'avait jamais vraiment pris, l'impact a été moindre. « Grâce au poids politique important des francophon­es au Nouveau-Brunswick, tout un réseau d'institutio­ns et de services publics a pu être réorganisé comme nulle part ailleurs hors Québec », relève Joseph Yvon Thériault.

 ?? Photo : Jean Gagnon/Wikimediac­ommons ?? La Place des arts de Montréal, lieu des Assises nationales du Canada français de 1967. Son esplanade, à l’avant, est aujourd’hui un espace de rassemblem­ent pour une panoplie d’activités culturelle­s.
Photo : Jean Gagnon/Wikimediac­ommons La Place des arts de Montréal, lieu des Assises nationales du Canada français de 1967. Son esplanade, à l’avant, est aujourd’hui un espace de rassemblem­ent pour une panoplie d’activités culturelle­s.
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Photo : serviammin­istries.com Ce drapeau, appelé Carillon Sacré-Coeur, a réuni les Canadiens français catholique­s du pays entre 1905 et les années 1950.
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Couverture de l’ouvrage “Le deuil d’un pays imaginé” de Marcel Martel (1997, Presses de l’Université d’Ottawa)

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