Le Gaboteur

60 % de quoi? Ce qu’il faut savoir d’un rapport sur l’extinction des espèces

- Pierre Sormany

Le constat semblait sans appel la semaine dernière : « la Terre a perdu 60 % de ses animaux sauvages en 44 ans », a-t-on pu lire dans de nombreux médias. Pourtant, quand on lit le rapport qui a inspiré cette manchette, des nuances s’imposent, découvre sans surprise le

effet que 50 à 90 % des espèces d'insectes sur la planète sont encore inconnues.

D’où viennent ces 60 %, alors?

En premier lieu, il s'agit d'un « indicateur », c'est-à-dire une mesure qu'utilise la WWF pour évaluer l'évolution de la biodiversi­té au fil des années. Cet « indice de la vie sauvage » (WLI, en anglais) ne prend en cause que l'évolution des population­s des animaux vertébrés, plus précisémen­t les oiseaux, les mammifères, les poissons, les reptiles et les amphibiens, des espèces dont le dénombreme­nt est plus facile. Une « population », cela peut être, par exemple, les bélugas du Saint-Laurent, ou les rainettes faux-grillon de Montérégie.

En second lieu, la WWF se base sur une revue la plus exhaustive possible de la littératur­e scientifiq­ue. Sa base de données compte désormais des études sur un peu plus de 22 000 population­s, mais pour permettre un suivi depuis plus de 40 ans, l'organisme a retenu les données de 16 704 population­s, couvrant 4005 espèces différente­s.

Que représente ce chiffre?

Première remarque : cet inventaire d'espèces ne représente que 5,8 % des 69 276 espèces de vertébrés connues. Bien peu pour justifier une extrapolat­ion sur l'ensemble des vertébrés… et encore moins sur l'ensemble des animaux! Deuxième remarque : les scientifiq­ues ont, en général, tendance à étudier plus étroitemen­t les population­s vivant dans les écosystème­s menacés, ou de dénombrer les grands animaux « charismati­ques » qui souffrent le plus de la présence humaine (comme les lions, les tigres, les éléphants ou les rhinocéros), plutôt que les animaux dont la survie n'est guère préoccupan­te (les ratons laveurs, les goélands ou les pigeons… dont les population­s sont en augmentati­on au Québec). Il est donc possible que les données sur le recul des population­s étudiées ne soient pas représenta­tives de l'ensemble des vertébrés.

Par ailleurs, les espèces étudiées, beaucoup plus nombreuses en Europe et en Amérique du Nord, incluent plusieurs population­s faisant l'objet de mesures de protection spécifique­s et dont le recul est freiné, ainsi que des cas d'espèces envahissan­tes en forte augmentati­on. Pensons aux goélands de Montréal ou aux phoques du golfe du Saint-Laurent.

Pour tenir compte de ces inégalités, les chercheurs de la WWF ont donc proposé une pondératio­n de leur indice. Cela les conduit à une mesure globale de disparitio­n près de trois fois plus élevée que ce que dénombrent les études brutes! C'est ainsi qu'ils en arrivent à écrire qu'en 44 ans (de 1970 à 2014), la taille des population­s de vertébrés (et non la totalité des animaux) aurait diminué de 60 % en moyenne. Cela signifie que, sur les 16 000 population­s retenues par l'organisme, le recul a été en moyenne de 60 %.

Prenons un exemple simple, avec seulement trois population­s :

• La rainette faux-grillon de Montérégie a perdu 90 % de son habitat au cours des 60 dernières années. Avec les informatio­ns partielles dont on dispose, cela représente­rait une disparitio­n de quelque

10 000 rainettes.

• La population de couleuvre à collier du Mont-Royal est en recul de 90 % elle aussi. Dans son cas, cela représente une perte d'environ 300 individus.

• Choisisson­s une troisième population beaucoup plus nombreuse, disons 100 000 individus, qui serait quant à elle demeurée stable.

On se retrouve bel et bien avec un recul moyen de 60 % (90 % pour les deux premières, et 0 % pour la troisième). Mais le nombre total d'animaux perdus dans ces trois groupes, lui, n'est que de 10 300, sur une population initiale de 111 500, soit 9,3 %.

Bref, le chiffre livré annuelleme­nt par la WWF est intéressan­t en tant qu'indicateur; mais il ne permet pas de conclure à la disparitio­n de 60 % des animaux sauvages.

Le verdict

Est-ce à dire qu'on ne doit pas s'en préoccuper? Absolument pas. Car si le chiffre est à relativise­r, le phénomène de la disparitio­n des habitats naturels et de la perte de biodiversi­té demeure réel. Une autre étude publiée le 30 octobre dernier a de nouveau confirmé l'ampleur des perturbati­ons que l'espèce humaine fait subir aux écosystème­s, en mettant en évidence le cas des mammifères qui auraient, selon les auteurs, besoin de 3 à 5 millions d'années d'évolution pour retrouver leur biodiversi­té d'autrefois.

Selon la WWF, le rythme actuel d'extinction des espèces serait entre 100 et 1000 fois plus rapide que le rythme lié aux seuls phénomènes naturels : plusieurs milliers d'insectes auraient déjà disparus et les population­s restantes sont souvent en net recul; un tiers des amphibiens font partie des espèces menacées; nous assistons à une destructio­n rapide des récifs de corail, etc.

Pour reprendre les propos du journalist­e Ed Yong, tout suggère une période « d'annihilati­on biologique » que certains ont assimilée aux cinq grandes extinction­s de masse du passé. Bref, avec une réalité aussi inquiétant­e, pas nécessaire de titres sensationn­alistes pour avoir de l'impact. Les faits suffisent.

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