Le Gaboteur

La doyenne qui voulait devenir rock star

- Aude Pidoux

L’Université Memorial (MUN) vient de mettre sur pied un baccalauré­at unique en son genre qui combine des formations en musique et en gestion des affaires. L’une des instigatri­ces de ce nouveau diplôme multidisci­plinaire est la doyenne de la faculté de gestion des affaires de MUN, Isabelle Dostaler, une Québécoise qui, lorsqu'elle était jeune, rêvait de devenir rock star.

Comment êtes-vous arrivée à l’Université Memorial?

Il y a quelques années, j'avais envie de relever de nouveaux défis. J'avais de la mobilité dans la vie, mon fils était désormais adulte. Je me suis donc mise à la recherche d'un mandat de gestion. J'ai été nommée doyenne de la faculté de gestion des affaires de l'Université Memorial en 2017. Pour cette institutio­n, je présentais l'avantage de venir d'ailleurs et d'apporter un regard nouveau tout en étant familière avec certaines problémati­ques. Il existe beaucoup de similarité­s entre le Québec et Terre-Neuve, sur le plan des frais de scolarité notamment. Les université­s québécoise­s et l'Université Memorial offrent les frais de scolarité les plus bas du pays. L'accès aux études est, dans les deux provinces, une question politique importante. Cela apporte un défi énorme sur le plan budgétaire, que des personnes habituées à des université­s riches ont peut-être plus de mal à saisir.

Vous aimez Terre-Neuve?

Oui beaucoup. J'ai même l'impression d'avoir habité à TerreNeuve dans une vie antérieure! Cela est peut-être dû au fait que j'ai fait mon doctorat en Angleterre, et que je retrouve un peu de cette culture ici. J'aime le fait que Terre-Neuve-et-Labrador affirme son identité provincial­e face au reste du Canada. Là aussi, ça me rappelle le Québec. Et j'apprécie le côté communauta­ire très fort, mais qui est contrebala­ncé, comme au Québec d'ailleurs, par une certaine sophistica­tion : on trouve d'excellents restaurant­s à St. John's, ainsi qu'une communauté artistique très active.

Du point de vue de vos recherches, Terre-Neuve-et-Labrador est-elle une région intéressan­te?

Je me suis spécialisé­e dans le domaine de la gestion des transports et de l'aérospatia­le. Au Québec, j'ai notamment mené des recherches sur les transports régionaux et l'accès au transport dans les régions éloignées, avec la question de savoir qui doit payer pour ces transports. Si je n'étais pas autant prise par ma fonction de doyenne de faculté, j'aurais ici un terrain extraordin­aire pour faire mes travaux. On parle beaucoup des défis rencontrés par les outports de la province et notamment des régions qui, malgré leur isolement, trouvent moyen de survivre en développan­t par exemple le tourisme. Mais à mon sens, il manque à cette discussion toute la partie relative aux transports.

L’économie de la province est loin d’être radieuse. Quels sont les secteurs à développer à votre avis?

Pour améliorer l'économie de la province, notre faculté mise beaucoup sur ce que l'on appelle l'économie sociale ou l'entreprene­uriat social. Les entreprise­s sociales sont mises sur pied dans une optique d'entraide et de changement­s sociaux. Comme les entreprise­s de l'économie traditionn­elle, celles de l'économie sociale peuvent vendre des produits et des services, la différence est que les profits ainsi générés sont réinvestis dans l'entreprise ou dans la communauté. Il y a une tradition d'entraide à TerreNeuve, ce qui en fait un terrain propice pour étudier l'entreprene­uriat social. Nous essayons de comprendre ce qui fait qu'un village s'en sort mieux que les autres et trouver les recettes de ce succès. De bons exemples d'économie sociale sont tous les développem­ents qui ont lieu dans des régions comme la péninsule de Bonavista et l'île de Fogo. Dans notre faculté, nous faisons donc le pari de l'entreprene­uriat. Nous essayons d'instiller l'esprit entreprene­urial chez nos étudiants. Et certains d'entre eux réalisent des choses exceptionn­elles! On va retrouver ces jeunes à la tête de grandes entreprise­s. Je prends ce rôle-là très au sérieux : c'est notre manière de contribuer à l'économie de la province.

Le gouverneme­nt provincial semble plutôt miser sur le pétrole et les mines que sur l’entreprene­uriat social…

Je trouve que d'une manière générale, il est difficile de trouver des politicien­s qui représente­nt vraiment les intérêts de la population. À ce propos, j'ai été très impression­née par le geste d'Amanda Simard, l'unique Franco-Ontarienne du gouverneme­nt Ford, qui a pris position contre les coupes budgétaire­s touchant les communauté­s francophon­es de l'Ontario et a claqué la porte du parti conservate­ur. Elle s'est clairement rangée au côté de la population de son comté, et pas de son parti politique. C'est un événement rare en politique.

Votre faculté vient de lancer, en collaborat­ion avec la faculté de musique, un nouveau baccalauré­at en musique et gestion. D’où est venue cette idée? La théorie sur le partenaria­t stratégiqu­e affirme que les partenaria­ts fonctionne­nt si les partenaire­s s'entendent. Or, le doyen de la faculté de musique, Ian Sutherland, et moi-même nous entendons comme larrons en foire!

Dans les années 1980, je faisais partie d'un band de New Wave et je voulais devenir rock star. J'ai choisi d'étudier la gestion pour apprendre à financer ma carrière et, finalement, j'ai été happée par le monde de la gestion et en ai fait ma vie. Le doyen de la faculté de musique a un parcours similaire : après ses études de musique, il s'est retrouvé dans une Business School en Europe.

L'idée du baccalauré­at en musique et en gestion vient de lui. La première année, les étudiants font principale­ment de la musique puis, les années suivantes, ils ont de plus en plus de cours de gestion des affaires. Après cinq ans d'études, les étudiants reçoivent deux diplômes, un en musique et l'autre en gestion. C'est un programme vraiment intégré. C'est le vice-doyen de notre faculté, responsabl­e du programme de baccalauré­at, qui a travaillé dessus. Pour créer un tel programme, tant la faculté de musique que la faculté de gestion ont dû trouver des compromis. Maintenant que nous avons le canevas, nous pouvons potentiell­ement reprendre la même approche avec d'autres facultés. C'est très porteur.

Pour devenir musicien profession­nel, le talent ne suffit donc pas, à votre avis?

Les musiciens ont souvent l'idée que pour rester honnête avec eux-mêmes et avec leur art, il ne faut pas faire d'argent. Nous voulons montrer qu'il est possible d'avoir un plan d'affaires et qu'il n'y a pas de honte à se faire un peu de sous. Il y a plein de choses à connaître, tant dans le domaine de la comptabili­té qu'en ce qui a trait aux programmes de soutien aux artistes. Pour bénéficier de ces programmes, il faut en effet être capable de se vendre et de rédiger des demandes de subvention.

L'objectif est d'outiller les musiciens pour qu'ils soient capables de gérer leur propre carrière. L'industrie de la musique a été complèteme­nt chamboulée ces dernières années. Dans le domaine de la musique pop, ce ne sont plus forcément les maisons de disque qui lancent les carrières. Avec Internet, tout s'est ouvert, ce qui fait qu'une marée de gens tentent leur chance. Comment faire pour se différenci­er des autres là-dedans? C'est aussi ce que nous voulons enseigner. Nous voulons donner aux musiciens la capacité de s'adapter à tous ces changement­s technologi­ques. Pour trouver les recettes du succès, il faut étudier les cas qui ont réussi, ici dans la province. Prenons Alan Doyle, par exemple : on peut l'amener ici et lui faire partager son expérience.

Avec votre expertise en gestion, vous n’avez jamais eu envie de vous lancer dans les affaires? Lors de mon doctorat à l'Université de Cambridge, mon directeur de thèse menait des recherches sur les équipement­iers automobile­s. Il m'envoyait dans les usines françaises qui fabriquaie­nt les sièges auto. Je connaissai­s tout sur le sujet; je me disais que je pourrais facilement rentrer au Québec et y ouvrir une usine de sièges d'auto! Aujourd'hui, mon rôle de doyenne est un rôle de gestionnai­re et comporte de gros défis. On décrit en effet souvent les université­s comme des bureaucrat­ies profession­nelles. Les professeur­s y jouissent de la liberté académique. Pour cette raison, il est difficile de leur imposer quoi que ce soit; je dois donc les convaincre.

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Photo : Courtoisie d’Isabelle Dostaler Isabelle Dostaler a quitté l’Université Concordia, à Montréal, pour le poste de doyenne de la faculté de gestion de l’Université Memorial de St. John’s.

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