La crise comme espace d’expérimentations collectives
Il y a deux semaines, je rappelais une distinction que fait Aristote entre deux manières de penser l'économie: l'économie domestique qui assure à l'homme une existence heureuse; et la chrématistique qui vise une accumulation sans fin des richesses et de la propriété. La pandémie nous a permis de vérifier que nos sociétés favorisent cette seconde manière de concevoir l'économie. Jeff Bezos est bien entendu la figure exemplaire de ce favoritisme, lui dont la richesse personnelle dépasse désormais les 180 milliards de dollars.
Une autre intuition d'Aristote, toute aussi importante, est que les sociétés sont divisées en deux classes, les riches et les pauvres, et qu'une dramatisation de cette division ne peut mener qu'à une dégradation du tissu social.
Or, si de nombreux chercheurs, politologues, sociologues et économistes ont pu observer depuis au moins les années 1980 un creusement généralisé de l'écart entre riches et pauvres, la crise sanitaire a considérablement dramatisé cette tendance.
Beaucoup se sont retrouvés sans emploi et beaucoup de ceux qui ont pu garder leur travail ont dû l'exercer dans des conditions très difficiles. Tout ça alors que les milliardaires, eux, s'enrichissent.
L’EXPÉRIENCE DE LA GRÈVE
Certains travailleurs ont reconnu ce que leurs conditions avaient d'inadmissibles et ont essayé d'améliorer leur sort par la grève. Si certaines de ces grèves ont mené à des avancées intéressantes, d'autres ont accouché d'une souris. Je pense notamment à la grève des employés de Dominion qui ont accepté de retourner au travail après 12 semaines de grève. Le fruit de leur lutte: une maigre augmentation de salaire et une carte-cadeau; des miettes et du mépris.
Certains en déduiront que la grève aura été inutile ou même nuisible. Ce serait oublier que ces travailleurs et travailleuses avaient raison de faire la grève et d'exiger la reconnaissance de la juste valeur de leur travail. Ce serait oublier aussi qu'ils ont encore raison; et ce, malgré la déception qui accompagne toute défaite.
LE REVENU MINIMUM GARANTI,
UNE EXPÉRIENCE AVANT-GARDISTE?
Un autre mouvement peut également s'observer ces jours-ci, alors que les partis provinciaux ont accepté d'étudier les pros and cons d'un revenu minimum garanti (RMG). L'idée est simple: s'assurer que tous les citoyens de la province aient un revenu de base, assuré par l'État, leur permettant d'assurer leurs besoins de base: logement,
vêtement, nourriture, transport.
L'opposition a une telle idée s'organise autour de deux objections, l'une économique, l'autre morale. C'est la seconde objection qui m'intéressera ici et elle va à peu près ainsi: si on offre un revenu garanti, personne ne voudra travailler. Tout le monde ne fera que «jouer au bingo,» pour reprendre un exemple entendu sur les open lines. Ce type de commentaires est très fréquent et s'articule à partir de deux présuppositions.
Tout d'abord il y a la valorisation du travail qui est un élément indéniable de notre culture. La rhétorique politique s'en empare bien sûr lorsque les politiciens disent travailler pour les familles qui travaillent et les hardworking Canadians. Nous croyons tous à la modernité de nos valeurs, mais de fait, cette valorisation du travail et ce proverbial «amour du travail bien fait» sont très anciens. Pensons au Dieu de la Genèse qui, devant le fruit de son travail créatif, «voit que cela est bon». Le travail est humain, mais il est aussi divin.
Cette valorisation du travail n'est pas, cependant, sans conséquence.
Elle précarise dans les faits le simple droit à la subsistance. En effet, le droit à la vie (le droit de se nourrir, de se loger, de s'habiller) devient rapidement conditionnel à un devoir de travailler. Croyance moderne, mais ancienne aussi: «Que si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus,» disent d'une même voix Saint-Paul, Lénine et certains de nos concitoyens.
Ce devoir de travailler qui précarise le simple droit à la subsistance s'exprime de plusieurs manières: la culpabilisation de ceux et celles qui, pour une raison ou une autre, ne travaillent pas; le fait d'accepter qu'un salaire minimum ne soit même pas un salaire de subsistance; mais aussi l'idée que le travail salarié est la voie royale de l'intégration et de la participation sociales. Hors du travail, point de salut...ni de souper.
Car c'est de cela aussi qu'on parle aujourd'hui: une partie non-négligeable et grandissante de la population qui continue à vivre dans une situation de précarité alimentaire et matérielle soit parce qu'ils ne peuvent pas se trouver du travail, soit parce qu'ils travaillent pour un salaire de misère. Et nos concitoyens ne sont pas tout simplement pauvres, mais prisonniers de cette pauvreté; prisonniers et condamnés à vivre à coup de miettes salariales et de cartes-cadeaux...
DOMESTIQUER L’ÉCONOMIE
D'où l'importance, face à cet état de fait, de ces idées - comme le RMG, mais pas seulement - qui tentent justement de domestiquer l'économie. Car non, le droit à la simple subsistance n'est pas conditionnel à un quelconque devoir. Et oui, le travail est une chose à valoriser, mais pas absolument.
Qui sait ce que nous ferons lorsque, collectivement, nous ne serons plus forcés de travailler pour vivre et jouir un petit peu le soir devant Netflix parce que nous sommes trop épuisés par le travail? Qui sait...Peut-être déciderons-nous d'oeuvrer afin de créer une vie commune qui n'aspire pas à une «accumulation infinie de richesses et de propriété,» mais à une «existence heureuse» pour tous.
En ce sens, le RMG nous rappelle ce qui pourtant devrait être une évidence: que pour travailler, oeuvrer et donner, il faut avoir le ventre plein. Que des poches infiniment pleines d'une minorité se remplissent alors qu'il y a des ventres beaucoup plus nombreux qui eux se vident. Et que la faim peut justifier des moyens.