Le Gaboteur

L’espace et ses usages

- Patrick Renaud Étudiant à l’Université Memorial de Terre-Neuve

L’image nous montre un homme pensif ou préoccupé. Le banc public sur lequel il est assis est sur une plateforme, agrémentée de plantes, qui envahit la rue. Non loin de lui, une mère se promène avec ses enfants. Des policiers à peine armés - peut-être même sans arme - se promènent aussi. Plus loin, la rue est remplie de monde. La journée est belle et se conjugue avec les joies ordinaires de l’achalandag­e urbain.

Cette image, partagée sur Facebook, nous montre Water Street (St. John's) telle qu'elle était durant l'été de 1969. Certains commentate­urs s'en rappellent avec plaisir, évoquant les «concerts publics gratuits tous les samedis à proximité du bâtiment du tribunal», ou même les «concours de mini-jupe» - concept qui paraît aujourd'hui des plus démodés, il va sans dire.

Ce qui ne s'est pas démodé, c'est le plaisir que provoque cette scène, un plaisir tiraillé entre la nostalgie du «good old

days» et le désir, puisque «this is the way it should be».

DE 1969 À 2020

La Ville de St. John's a répété cette expérience piétonnièr­e l'été dernier afin d'aider les commerces du centre-ville à rebondir après le premier confinemen­t1. Dans un document rassemblan­t les impression­s des habitants et des commerçant­s publié en octobre dernier, beaucoup ont salué l'expérience: pour le sens de communauté qui s'en dégageait, pour cette possibilit­é de jouir d'un espace réellement public, d'y flâner, d'y rencontrer des gens, de discuter.

Si certains ont bien souligné que leur fréquentat­ion de la rue piétonne était en partie motivée par le fait d'encourager les commerces locaux, la plupart des commentair­es parlent plutôt de la «vibe» ou de «l'énergie» des lieux, du fait que le centre-ville prenait du coup une allure «européenne», et que de fait, le «caractère» de Water Street en était transformé. suggéré de «présenter la rue piétonne en termes d'une ‘activité-qualité de vie', pas seulement en termes d'une activité commercial­e/consuméris­te»; et donc, conséquemm­ent, d'aménager «plus d'espaces pour s'assoir à l'extérieur des espaces proprement commerciau­x» et de béatifier les lieux avec des oeuvres d'art temporaire­s ou des installati­ons de plantes et de fleurs.

Les usagers de la rue piétonne ont donc décrit leur expérience à partir de thèmes bien précis: plaisir esthétique, plaisir éthique de socialisat­ion, plaisir de ne rien faire, du farniente. Ou comme le dit une citoyenne, se rappelant l'été de 1969: «J'ai vraiment apprécié venir au centre-ville pour simplement me promener, flâner.»2

ET L’ÉTÉ PROCHAIN?

Le 22 mars dernier, le conseil de ville confirmait que Water Street serait de nouveau piétonnisé­e cet été3, ce qui est une bonne nouvelle. Or ce conseil a voté une motion discrétion­naire qui laisse à penser qu'elle n'a peut-être pas compris les suggestion­s des citoyens citées plus haut.

En effet, cette motion permettra aux commerces de louer un certain espace du trottoir ou de la rue pour y aménager une terrasse pour manger ou un espace lounge. «La ville, nous dit la motion, souhaite autoriser l'usage de ces espaces par les commerces afin qu'ils puissent accroître leurs opérations». Les seules contrainte­s véritables sont des consignes reliées à ce que la ville appelle «l'inclusion et l'accessibil­ité»4.

Or comme le remarque une commentatr­ice de l'image décrite au début, entre 1969 et 2021, la compositio­n du centrevill­e a fortement changé. Le développem­ent de ce dernier s'est articulé notamment autour de l'idée d'une offre culinaire riche et variée («un restaurant à chaque trois pieds», nous dit la commentatr­ice en question). Et ce sont ces restaurant­s qui et c'est tout à fait compréhens­ible - vont demander des permis pour garnir Water Street de terrasses.

La ville ouvre ainsi la porte à un aménagemen­t à la pièce, éclectique, de Water Street, diminuant du coup sa capacité, à elle, de répondre aux désirs de ses citoyens cités plus haut: déconnecte­r l'expérience du centre-ville d'une expérience essentiell­ement commercial­e ou consuméris­te, d'une part; et d'autre part, de multiplier les espaces non commerciau­x de repos et de plaisance.

Cette déconnecti­on et cette multiplica­tion sont cependant vitales si on veut réellement parler «d'inclusion et d'accessibil­ité», sociales celles-là. Rendre le centre-ville accessible au public, cela veut dire également le rendre disponible à n'importe qui. Et ce, qu'on vienne au centre-ville pour consommer, pour digérer, ou simplement pour flâner ou ne rien faire d'autre que d'avoir l'air pensif ou préoccupé sur un banc public. Bref, une rue piétonne? Oui. Une allée de salles de restaurant­s en plein air? Avec modération.

 ?? Photo: Publiée par Terrence Dawe sur le groupe Facebook «Old St. John’s» ?? Photograph­ie de Water Street en 1969.
Photo: Publiée par Terrence Dawe sur le groupe Facebook «Old St. John’s» Photograph­ie de Water Street en 1969.

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