L’espace et ses usages
L’image nous montre un homme pensif ou préoccupé. Le banc public sur lequel il est assis est sur une plateforme, agrémentée de plantes, qui envahit la rue. Non loin de lui, une mère se promène avec ses enfants. Des policiers à peine armés - peut-être même sans arme - se promènent aussi. Plus loin, la rue est remplie de monde. La journée est belle et se conjugue avec les joies ordinaires de l’achalandage urbain.
Cette image, partagée sur Facebook, nous montre Water Street (St. John's) telle qu'elle était durant l'été de 1969. Certains commentateurs s'en rappellent avec plaisir, évoquant les «concerts publics gratuits tous les samedis à proximité du bâtiment du tribunal», ou même les «concours de mini-jupe» - concept qui paraît aujourd'hui des plus démodés, il va sans dire.
Ce qui ne s'est pas démodé, c'est le plaisir que provoque cette scène, un plaisir tiraillé entre la nostalgie du «good old
days» et le désir, puisque «this is the way it should be».
DE 1969 À 2020
La Ville de St. John's a répété cette expérience piétonnière l'été dernier afin d'aider les commerces du centre-ville à rebondir après le premier confinement1. Dans un document rassemblant les impressions des habitants et des commerçants publié en octobre dernier, beaucoup ont salué l'expérience: pour le sens de communauté qui s'en dégageait, pour cette possibilité de jouir d'un espace réellement public, d'y flâner, d'y rencontrer des gens, de discuter.
Si certains ont bien souligné que leur fréquentation de la rue piétonne était en partie motivée par le fait d'encourager les commerces locaux, la plupart des commentaires parlent plutôt de la «vibe» ou de «l'énergie» des lieux, du fait que le centre-ville prenait du coup une allure «européenne», et que de fait, le «caractère» de Water Street en était transformé. suggéré de «présenter la rue piétonne en termes d'une ‘activité-qualité de vie', pas seulement en termes d'une activité commerciale/consumériste»; et donc, conséquemment, d'aménager «plus d'espaces pour s'assoir à l'extérieur des espaces proprement commerciaux» et de béatifier les lieux avec des oeuvres d'art temporaires ou des installations de plantes et de fleurs.
Les usagers de la rue piétonne ont donc décrit leur expérience à partir de thèmes bien précis: plaisir esthétique, plaisir éthique de socialisation, plaisir de ne rien faire, du farniente. Ou comme le dit une citoyenne, se rappelant l'été de 1969: «J'ai vraiment apprécié venir au centre-ville pour simplement me promener, flâner.»2
ET L’ÉTÉ PROCHAIN?
Le 22 mars dernier, le conseil de ville confirmait que Water Street serait de nouveau piétonnisée cet été3, ce qui est une bonne nouvelle. Or ce conseil a voté une motion discrétionnaire qui laisse à penser qu'elle n'a peut-être pas compris les suggestions des citoyens citées plus haut.
En effet, cette motion permettra aux commerces de louer un certain espace du trottoir ou de la rue pour y aménager une terrasse pour manger ou un espace lounge. «La ville, nous dit la motion, souhaite autoriser l'usage de ces espaces par les commerces afin qu'ils puissent accroître leurs opérations». Les seules contraintes véritables sont des consignes reliées à ce que la ville appelle «l'inclusion et l'accessibilité»4.
Or comme le remarque une commentatrice de l'image décrite au début, entre 1969 et 2021, la composition du centreville a fortement changé. Le développement de ce dernier s'est articulé notamment autour de l'idée d'une offre culinaire riche et variée («un restaurant à chaque trois pieds», nous dit la commentatrice en question). Et ce sont ces restaurants qui et c'est tout à fait compréhensible - vont demander des permis pour garnir Water Street de terrasses.
La ville ouvre ainsi la porte à un aménagement à la pièce, éclectique, de Water Street, diminuant du coup sa capacité, à elle, de répondre aux désirs de ses citoyens cités plus haut: déconnecter l'expérience du centre-ville d'une expérience essentiellement commerciale ou consumériste, d'une part; et d'autre part, de multiplier les espaces non commerciaux de repos et de plaisance.
Cette déconnection et cette multiplication sont cependant vitales si on veut réellement parler «d'inclusion et d'accessibilité», sociales celles-là. Rendre le centre-ville accessible au public, cela veut dire également le rendre disponible à n'importe qui. Et ce, qu'on vienne au centre-ville pour consommer, pour digérer, ou simplement pour flâner ou ne rien faire d'autre que d'avoir l'air pensif ou préoccupé sur un banc public. Bref, une rue piétonne? Oui. Une allée de salles de restaurants en plein air? Avec modération.