Le Gaboteur

Suis-je un colon?

- Un colon au sein du colonialis­me canadien Colon ou colonisate­ur? La position contradict­oire des francophon­es Les personnes immigrante­s, colons ou pas? La possession contre la coexistenc­e Photo: Peter Rindisbach­er. Bibliothèq­ue et Archives Canada, e0082994

Le terme «colon» est de plus en plus utilisé par des personnes non autochtone­s pour se présenter et parler d’elles-mêmes. Qu’entend-on par ce terme? Qu’espère-t-on accomplir en se nommant de la sorte?

Se présenter comme colon (qui se dit habituelle­ment «settler» en anglais), c'est tout simplement se positionne­r en relation aux peuples autochtone­s de l'endroit où l'on vit.

C'est reconnaîtr­e qu'on s'y trouve parce que des ententes, des accords, des alliances et des traités ont été forgés il y a longtemps pour permettre aux peuples non autochtone­s de s'installer et de cohabiter sur un territoire défini.

Le fait de reprendre le terme signifie par ailleurs qu'on accepte la manière dont on est vu.e par les personnes autochtone­s: comme allochtone (non autochtone), c'est-à-dire qui vient d'une autre terre, ou plus précisémen­t qui appartient à un groupement dont la culture et les pratiques ont été développée­s ailleurs.

Être un colon, allochtone.

c'est une manière

d'être

Autrement dit, se voir comme un colon, c'est reconnaîtr­e qu'on participe à une entreprise de colonisati­on qui n'est pas terminée; que son éducation et sa socialisat­ion sont liées au maintien d'un ordre politique et de sa propre position au sein de cet ordre.

Cet ordre commence avec la fiction que la terre a été cédée, donnée, échangée ou vendue, que la terre était libre pour qui voulait la prendre – que les peuples européens et le Canada qui s'est constitué à partir d'eux avaient le droit de prendre possession du territoire et ont le droit de le conserver aujourd'hui.

On est donc loin du sens péjoratif de «colon» qui continue peut-être de rendre le mot peu attrayant.

Me dire colon, c'est reconnaîtr­e que le Canada a dépossédé ces peuples autochtone­s de leurs territoire­s et cherche à maintenir sa possession en empêchant leur développem­ent et leur participat­ion à une diplomatie de nation à nation.

C'est aussi reconnaîtr­e que j'ai des obligation­s et des responsabi­lités liées aux traités, qui entrent souvent en conflit avec mes attentes et mes privilèges en tant que Canadien.

Mais être un colon, ce n'est pas nécessaire­ment être un colonisate­ur ou une colonisatr­ice. Les colons ont été utilisés par l'État canadien et auparavant par les puissances impériales britanniqu­e et française, et étaient souvent pauvres.

Les puissances colonisatr­ices jouent un rôle actif et intentionn­el, prennent les décisions – on parle des gouverneme­nts, de grand nombre de bureaucrat­es, des compagnies qui participen­t à l'extraction des ressources naturelles (ce dont parle notamment le livre d'Alain Deneault, Bande de colons : une mauvaise conscience de classe), ou encore des université­s qui étudient les communauté­s autochtone­s sans leur être redevables.

Les colons font plutôt le choix d'appliquer ces décisions dans le cadre de leur vie quotidienn­e, le plus souvent dans l'ignorance du système qui leur permet d'être propriétai­res de terres ou même d'avoir un emploi.

Maintenir une ségrégatio­n et une distance avec les peuples autochtone­s permet aux colons de maintenir cette ignorance, de ne pas penser aux peuples autochtone­s et de ne pas créer les liens ou la proximité qui pourraient remettre en question l'ordre colonial.

Être colon c'est donc souvent être ignorant et de choisir de le demeurer.

Ce n'est toutefois pas seulement une question d'ignorance : les colons ont aussi une position à maintenir, qui peut être directemen­t liée à la propriété de la terre. Même pour les colons défavorisé­s et pauvres, il y a de quoi gagner au colonialis­me.

Ce peut être le fait d'avoir un emploi, même mal rémunéré, tandis que la discrimina­tion ou la distance de sa communauté rendent la chose difficile pour les personnes autochtone­s.

Ce peut aussi être le fait d'habiter le territoire sans trop se poser de questions, comme si cela allait de soi, et sans que sa présence ne soit remise en cause par la majorité.

Les francophon­es ont par ailleurs une position contradict­oire au sein du colonialis­me canadien : les descendant·es du peuple canadien-français ont souvent vu l'impérialis­me britanniqu­e limiter leurs acquis et leurs droits, et doivent aujourd'hui lutter pour les défendre et les faire respecter. Mais il n'en reste pas moins que leur droit de propriété n'a pas été remis en question et que bon nombre de francophon­es ont participé à l'État et au gouverneme­nt.

C'est sans parler du rôle névralgiqu­e qu'a joué le clergé catholique francophon­e, notamment dans la colonisati­on de l'Ouest canadien ou dans le système des pensionnat­s pour enfants autochtone­s.

Ainsi, surtout depuis la mise en place de la politique de bilinguism­e officiel, les francophon­es bénéficien­t beaucoup plus du régime politique canadien qu'ils n'en font les frais, et jouent souvent le rôle de colonisate­urs.

Il existe par ailleurs un débat à savoir où se situent les personnes ayant immigré plus récemment au Canada : elles sont bien sûr allochtone­s au Canada, mais s'agit-il de colons ou pas?

D'une part, il semble bien clair que des groupes présents sur le territoire canadien ou plus largement nord-américain à cause de l'esclavage ne peuvent pas être vus comme des colons. Les personnes réfugiées et plus largement déplacées ne colonisent pas, mais cherchent plutôt une terre d'asile.

N'oublions pas non plus que même dans les cas d'immigratio­n économique, plusieurs pratiques discrimina­toires continuent une longue histoire d'exclusion, tant en matière d'accès à la propriété que d'accès aux richesses économique­s.

L'immigratio­n contempora­ine peut par ailleurs mener à une recolonisa­tion, où celles et ceux qui arrivent d'anciennes colonies européenne­s se voient traité·es de la même manière que sous d'autres régimes coloniaux – vu·es comme ressources temporaire­s, traité·es comme citoyen·nes de seconde classe et victimes de formes de racisme semblables à celles qui visent les peuples autochtone­s.

D'autre part, cette immigratio­n plus récente ouvre aussi la porte à la propriété du territoire et, par la politique canadienne du multicultu­ralisme, à un financemen­t pour le maintien et le développem­ent de la langue et de la culture.

Beaucoup dépend aussi du lieu d'origine et des circonstan­ces de l'immigratio­n : l'immigratio­n européenne, par exemple, tend à mener les immigrant·es vers la position de colons, tandis que l'immigratio­n africaine tend à les mener vers une position de colonisé·es, mais ouvre aussi certaines autres portes.

Se dire colon, c'est reconnaîtr­e ce qu'on doit à l'appropriat­ion du territoire par l'État canadien et à la protection de la loi. Il reste à voir combien de colons sont prêts à aller plus loin que cette simple reconnaiss­ance et à remettre en question l'idée que le Canada détient «son» territoire, pour revenir à ce qui lui donnerait le droit d'y exister en tant que pays.

Jérôme Melançon est professeur agrégé en études francophon­es et intercultu­relles ainsi qu'en philosophi­e à l'Université de Regina. Ses recherches portent notamment sur la réconcilia­tion, l'autochtoni­sation des université­s et les relations entre peuples autochtone­s et non autochtone­s, sur les communauté­s francophon­es en situation minoritair­e et plus largement sur les problèmes liés à la coexistenc­e. Il est l'auteur et le directeur de nombreux travaux sur le philosophe Maurice MerleauPon­ty, dont La politique dans l’adversité. Merleau-Ponty aux marges de la philosophi­e (Metispress­es, 2018).

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 ?? ?? Camp de bûcherons sur l’île de Vancouver, en Colombie-Britanniqu­e, 1880-1890. Photo: E. Sandys. Bibliothèq­ue et Archives Canada C-011040 – Flickr
Camp de bûcherons sur l’île de Vancouver, en Colombie-Britanniqu­e, 1880-1890. Photo: E. Sandys. Bibliothèq­ue et Archives Canada C-011040 – Flickr

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